Chapitre 14 :: Oya (親) Publiée: 24-08-22 - Mise à jour: 24-08-22 Commentaires: C’est avec grand plaisir, mais aussi beaucoup de soulagement que je vous livre le chapitre14 avant la rentrée ! Je voulais cette fois-ci me rattraper un peu quant au délais de publication. Pas évident mais j’y suis parvenue pour celui -là car il s’agissait d’un chapitre charnière ! Sa création a été intense, riche mais terriblement source de satisfaction ! Bonne lecture !
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Chapitre 14
Oya (親)
Son regard se dessina dans l’obscurité vespérale de l’étroite ruelle qui s’étendait sur vingt mètres devant lui. Les petites lanternes suspendues à toutes les genkan, entrées des établissements jalonnant la venelle, éclairaient quelque peu le chemin. Leur nitescence mordorée ramenait un peu de chaleur rassurante à cet endroit sordide dépourvu d’humanité. Le temps semblait s’être cristallisé dans ce quartier malfamé. Témoins silencieux de cette fanfiction, les lecteurs semblaient être transportés au début du siècle dernier, immergés dans l’ambiance de l’ère Taisho loin, très loin du Kabukicho.
“C’est trop calme”, murmura-t-il pour lui-même, tout en s’engageant dans la ruelle.
Son attention se dirigea vers l'un des plus vieux établissements des environs, reconnaissable par son imposante devanture de bois sculpté. Sa lanterne encore d’époque paraissait l’aguicher avec son balancement hypnotique. Sa danse lascive suivait le rythme du vent qui allait en intensifiant. Son cri métallique accentuait cette atmosphère mystérieuse qui s’était abattue sur la ville, et vint ponctuer le silence inhabituel qui s’était installé depuis minuit.
L’homme stoppa sa marche. Il avait beau être passé de nombreuses fois devant cette ancienne maison close, il était toujours troublé par ce que ce bâtiment dégageait. Les âmes, prisonnières de ses murs vibraient encore dans ce lieu symbolique tant le passé demeurait encore présent ici.
Malgré les efforts qu’il faisait afin de comprendre cette fanfiction qu’il prenait en cours de route, ses pensées se bousculaient sans qu’il ne parvienne à les classer. Okubo Toshimishi était devenu assez célèbre dans l’univers judiciaire, grâce à sa dernière enquête qu’il avait baptisée « Shôgi », dans laquelle un dangereux criminel l’avait traqué selon un plan machiavélique. Marqué à vie et ne souhaitant pas réveiller un décor qui n’appartenait pas à cette histoire, il lança d’un geste nerveux son mégot comme pour mieux éloigner, gommer ces sombres souvenirs.
L’humidité, le vent, le firent frissonner et l’heure tardive n’arrangeait rien à son humeur massacrante. Bien que sa seule envie fût de retrouver son lit, après cette journée harassante de travail, il partit d’un pas lent, sans entrain, vers le cœur du quartier qui semblait endormi, avec l’espoir d’obtenir des informations supplémentaires pour les envoyer en urgence à Tokyo.
Il soupira.
– Qu’est-ce qu’elle me gonfle celle-là ! maugréa-t-il en ayant une pensée pour la personne avec laquelle il venait de s’entretenir par téléphone : Saeko Nogami.
Il n’avait nullement aimé le ton qu’elle avait employé pour lui parler. Elle avait beau être le célèbre lieutenant du manga Shiti Hanta, et être de surcroît la fille du préfet de police de Tokyo, il s’en moquait comme de sa première cigarette !
La malchance avait voulu qu’un crime ait été commis dans son secteur et la victime n’était pas une personne lambda mais le Wakagashira, le premier lieutenant de cette crapule de Watanabe qui était, d’ailleurs, actuellement sur Tokyo. Pourquoi le tuer ici et pas à Kobe ? N’était-ce pas leur fief à cette famille de Yakuza ? L’information avait filé aussi vite que le souffle de la foudre à travers le pays, électrisant tout sur son passage.
Tracassé, Okubo analysait, toutes les informations qu’il avait pu obtenir de Tokyo pour les recouper avec celles qu’il avait collectées depuis quelques jours. Bien que rien n’eût été ébruité, un fait inhabituel avait attiré son attention, en discutant avec les locaux : de nouvelles présences avaient fait leur apparition dans le quartier des plaisirs, qui avaient pour conséquence la naissance de tensions liées à la méfiance à leur encontre. Il avait constaté par lui-même la présence de ces hommes s’apparentant à des yakuzas. Il avait bien tenté d’enquêter sur eux, mais ils semblaient être inconnus dans leurs fichiers. Que voulaient-ils ?
Il avait passé également un long moment aux archives pour savoir quand avait eu lieu un règlement de compte aussi grave chez les Yakuzas ; tuer un Wakagashira n’avait rien d’anodin.
C’est avec un certain fatalisme qu’il avait constaté que son intuition ne l’avait pas trahi. Il détestait avoir raison dans ces moments-là. Okubo avait perçu un changement qui s’effectuait avec lenteur ici dans ce sulfureux quartier :
Tobita Shinchi (飛田新地) surgit d’un encadré.
Les divers coups de crayon ici et là se multipliaient pour mettre en avant ce décor secondaire. Cela avait pris du temps, mais en ce début de chapitre14, Okubo avait bien perçu que cet univers imposant et poussiéreux fissurait le Hanamichi, le filtre de papier qui le dissimulait jusqu’alors. Au fil des chapitres, son impatience à se montrer aux yeux des lecteurs, devenait palpable, dévorante, et ne demandait à l’auteure qu’à faire son apparition dans cette fanfiction pour l’emplir d’un nouveau décor. De toute évidence, les lecteurs allaient devoir se préparer car le signal avait été donné.
Le souffle du vent incita Okubo à lever la tête vers le ciel hachuré de noir. Les nuages de plus en plus menaçants, en provenance de Tokyo survolaient désormais Osaka comme la main du Yakuza planant sur les cartes de Hanafuda.
Tobita Shinchi (飛田新地)/ Kabukicho (歌舞伎町)
Osaka / Tokyo
Y
– Quelles cartes ? s’interrogea Eiji, les yeux braqués sur deux sets de cartes disposés face à lui. Je vous avoue que j’avais prévu un plan B au cas où vous auriez décliné mon invitation, précisa le Yakuza d’une manière imperturbable, laissant son regard vagabonder d’un jeu à l’autre.
Ryo observa à la dérobée les deux jeux à peine différents par leurs apparences. Le bord des cartes de l’un était noir, tandis que l’autre était rouge. La seule dissemblance notable, hormis la couleur, demeurait l’inscription coréenne sur l’un des deux jeux.
– Qu’en pensez-vous, monsieur Saeba ? Insista Eiji visiblement indécis quant au choix à effectuer.
Bien qu’il ne laissât rien paraître, le nettoyeur semblait décontenancé face au comportement du Yakuza dont l’unique souci dans ce paragraphe était le choix des cartes ne différant les unes des autres que par de simples détails visuels, rien d’autre. Aucune parole, aucune explication quant à son invitation des plus surprenantes, seul le jeu semblait compter pour lui. Une obsession.
Suspendu à ses moindres faits et gestes, Ryo s’adapta à la situation car il souhaitait par-dessus tout, faire avancer l’histoire. Aussi il effectua un mouvement de la tête pour désigner les cartes de droite, celles avec les inscriptions coréennes, bordées de rouge, qui lui semblaient tout aussi convenables que ses comparses japonaises. Pourquoi s’embarrasser avec de tels détails ! Sans avoir relevé la tête, le yakuza avait perçu le choix du nettoyeur, il écarta les cartes japonaises en les mettant à l’extrémité de la table.
Immobile, sans réaction, Eiji, semblait noyé dans ses réflexions. Après quelques instants d’absence, il revint parmi eux. Sans raison apparence, il sourcilla. Puis, il prit une pile de jetons verts comme le Jade et la déposa face à lui. Il prit la seconde, puis le troisième comme s’il dressait un mur entre lui et les nettoyeurs. Une fois le mur de Jade construit, Eiji le contempla comme s’il admirait la grande muraille de Chine. À cet instant il paraissait être reparti loin d’Ikebukuro 池袋. Bien qu’il ait gardé la tête basse, il releva d’une manière soudaine les yeux pour dévisager les nettoyeurs. Il sourit.
Puis, il releva la tête pour s’ancrer de nouveau dans la réalité. Peut-être était-il en plein délire, mais Mick n’arrivait pas à cacher son trouble face à son comportement, il jeta un coup d’œil en direction de Ryo, mais ne parvint pas à capter son attention. Le Japonais avait les yeux braqués sur le Yakuza sans paraître décontenancé.
- Vous êtes pressé de jouer, cela se sent, assura le yakuza d’un air amusé en laissant enfin apparaître une émotion sur son visage. Vu que vous préférez celles-ci, allons-y, conclut-il en lançant un regard entendu avec le gérant encore troublé par la tournure que prenait la soirée.
– Vous m’avez l’air très proche de la communauté coréenne… Monsieur Ichiji, lança Ryo dont le regard se perdit parmi les convives silencieux.
– Eiji ce sera suffisant ! précisa le Yakuza.
Il fit une pause.
– Je le suis, se contenta-t-il de répondre brièvement pour montrer qu’il ne souhaitait pas approfondir ce sujet.
Il s’empara des cartes et commença à les battre. Ce geste paraîtrait banal, mais avec Eiji cela prenait des airs d’un spectacle tant il y mettait les formes : les cartes étant de petites taille, cela demandait une certaine dextérité pour obtenir une danse aussi fluide entre ses mains. Des heures et des heures de répétition du même geste sans se lasser avec juste pour objectif d’atteindre la perfection. Depuis qu’il s’était installé face à lui, Eiji paraissait moins confiant malgré son attitude impassible. Ryo le sentait.
Seul le son des cartes plastifiées qui s’entrechoquaient comblait la conversation décousue entre le Yakuza et les nettoyeurs qui cherchaient chacun leur place dans ce moment bien surprenant. Elles dansaient, elles vibraient entre ses mains avec énergie, leur chant était pour lui comme un encouragement à poursuivre ce chapitre. Il ne devait pas avoir peur, tout irait bien. Au fil des lignes qui défilaient sous les yeux des lecteurs, l’attitude d’Eiji semblait ambivalente. Il avait accueilli le nettoyeur d’un comportement, d’un regard emplis d’assurance, voire provocants ; maintenant Ryo se retrouvait face à un jeune homme au regard fuyant.
Pourtant, il fallait toujours se méfier de l’interprétation des premiers coups de crayon ou de ces amas de mots imbibés de poésie qui donnaient ici un ensemble harmonieux, voire lisse, beaucoup trop lisse sans rien à quoi s’accrocher pour dresser une pensée exacte sur ce personnage sans visage.
Au premier abord, si un lecteur le croisait dans la rue, il le prendrait pour un jeune homme tout à fait ordinaire, poli de surcroît. Toutefois… En gommant son kamen (仮面), ce masque représente un visage passager, une tout autre effigie se dessinait, les traits y étaient beaucoup plus durs, sombres, marqués, enracinés en profondeur dans le papier. Derrière son apparence harmonieuse et confiante, se dissimulait de la nervosité mal maîtrisée, de la douleur et de la colère aussi, beaucoup de colère l’abritait. Elle grondait en silence. Eiji avait donné la mort, mais il l’avait également vue de prés. Les ondes mortifères demeuraient si spécifiques que le nettoyeur parvenait à les détecter immédiatement en analysant les mains et le regard.
Ryo analysa chaque détail du visage d’Eiji, qui paraissait être figé dans le papier glacé, aucune expression n’y transparaissait. Aucune.
Le nettoyeur tiqua à cause d’un fait surprenant, car il avait l’impression en observant Eiji de capter une multitude d’informations à une vitesse vertigineuse. Cette vibration de molécules se propageait dans les airs, mais paraissait enveloppée de brume. Cette émanation opaque brouillait les fréquences et semblait l’empêcher de le cerner dans son entièreté qui lui aurait permis de dessiner aux lecteurs un portrait détaillé de ce personnage. Il n’y avait pourtant aucune cigarette allumée dans la salle.
Alors que yakuza jonglait avec les cartes, il s’arrêta et redéposa les cartes derrière le mur de Jade. Sans transition. À cet instant précis, à cette 160ème ligne, l’analyse s’arrêta d’une manière brusque.
Cette onde, cette fumée venait d’être aspirée par une présence invisible. Ryo ne ressentit strictement plus rien. Le néant. Étonné par ce changement soudain et inexplicable de la texture atmosphérique, il remarqua la main du Yakuza qui tremblait. Un peu. Il semblait avoir effacé son aura, voire même sa présence. Cette idée d’hologramme lui revint en tête et le perturba encore une fois. C’est à ce moment-là qu’Eiji sans aucune hésitation, vint planter ses yeux dans les siens comme s’il avait lu dans ses pensées. Un regard sans fond.
Un frisson.
Eiji dit du bout des lèvres : « Sumimasen (すみません) Je me suis montré impoli en ne m’adressant qu’à vous, Monsieur Saeba, dans ce chapitre. Peut-être que Monsieur Angel souhaiterait jouer ? » en détournant la tête en direction de Mick sans aucun hésitation. Sa gêne semblait se diriger envers lui, constata Ryo, et non envers Mick. L’Américain répondit par la négative, encore troublé par son surprenant comportement.
– Êtes-vous certain ? Une partie de koi-koi peut également se jouer à trois, insista le Yakuza.
– Je préfère laisser Ryo jouer. Répondit l’Américain avec flegme.
– Entendu. Partie en douze manches ? demanda le yakuza. Six me paraissent trop expéditives.
– Oui, nous avons toute notre soirée. Répondit le Japonais d’un air décontracté, souhaitant prouver qu’il n’était nullement impressionné par cette tentative d’intimidation déguisée derrière ses gestes extravagants au vu des circonstances.
– C’est parfait. Répliqua Eiji les yeux rivés sur ce mur de Jade. Il semblait hésiter, Ryo le percevait.
Après quelques secondes de flottement, d’un geste décidé, le yakuza défit le mur de Jade qui s’interposait entre lui et le nettoyeur. En effectuant ce geste, Il ouvrait son univers à Ryo, du moins c’est ainsi que le nettoyeur l’interpréta. Après avoir enlevé la frontière, Eiji continua à mettre en place son décor, en plaçant les cartes de Hanafuda au milieu de la table, pour inviter le nettoyeur à en piocher une.
« Je vous en prie » dit-il en avançant le paquet de cartes encore plus proche de lui.
Cette fois-ci son regard se fit lumineux et fixe, avec une attitude confiante et déterminée.
Le nettoyeur acquiesça, ravi que la partie débute.
Mick, les yeux rivés au jeu, demeurait quant à lui mal à l’aise, mais aussi intrigué par cette situation inhabituelle. La rencontre débutait par une partie de Koi-koi d’une manière on peut plus normale comme s’il s’agissait de retrouvailles entre de vieux amis pour jouer aux Hanafuda.
Cela ne semblait pas choquer que le Coréen qui hébergeait la soirée, mais aussi les invités qui s’étaient tus depuis leur arrivée. Peut-être étaient-ils tout aussi inquiets que l’organisateur de voir ces deux nettoyeurs. Mais, enfin, qu’est ce qui semblait être normal au Pays du Soleil Levant ? Songea l’Américain avec une certaine ironie.
– Vous connaissez ce jeu, Monsieur Angel ? Demanda Eiji souhaitant intégrer l’Américain malgré tout dans cette première partie du chapitre.
– Que de nom… répondit l’Américain, laissant malgré tout ses yeux fureter partout tant il se sentait tendu face à cette situation inédite dans laquelle il évoluait.
– C’est un jeu beaucoup plus subtil que les cartes portugaises, informa avec naturel le Yakuza, lançant des coups d’œil furtifs entre l’Américain et la zone de jeu.
À cet instant, Angel était tenté de demander quel était l’enjeu d’une telle partie… De l’argent ? Une alliance ? Ou alors s’amusait-il simplement et se jouait-il d’eux. Mick lança un coup d’œil en direction de Ryo qui, quant à lui, demeurait impassible, les yeux braqués sur le Yakuza. Il ne parvenait pas à décocher un regard en sa direction. Mick enragea intérieurement.
Alors que Les cartes de Hanafuda prenaient vie, un glissement se fait entendre dans la voûte céleste…
Un son d’ailleurs semblait s’être trompé de fréquence, ce n’était pas le tonnerre, ni Rajin qui grondait sur l’univers, mais le bruit d’un pinceau tenu par une main hésitante, tremblante et qui commença sa calligraphie invisible dans le ciel aux allures de grande toile noire.
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La première manche commença lorsque Ryo prit une carte et qu’Eiji fit de même. D’une manière simultanée, ils examinèrent leur carte respective afin de savoir quel mois de l’année ils avaient tiré. Ainsi celui qui possédait la carte avec le mois qui arrivait le plus tôt, devenait Le premier joueur.
Ryo obtint une carte ornée de feuilles d’érable correspondant au mois de février tandis qu’Eiji avait reçu une carte ornée d’une Miscanthe, représentant le mois d’août.
– Monsieur Saeba, vous êtes l’Oya ! déclara le Yakuza.
Dans un silence quasi-religieux, en tant qu’Oya, Ryo allait devoir distribuer les cartes. Il donna quatre cartes face contre table à Eiji. Puis, il constitua la rivière en mettant quatre cartes face visibles au centre de la table. À cet instant il repensa au mur de Jade qu’Eiji avait construit. L’eau remplacerait la pierre.
Enfin, il s’attribua à lui-même quatre cartes. Il refit un tour pour qu’il y ait huit cartes partout.
Le décor était prêt. La rivière les séparait.
Durant la distribution, une question le taraudait sans qu’il ne parvienne à trouver une réponse. Mick devait avoir également les mêmes interrogations, il avait bien perçu son regard posé sur lui. Mais, il n’avait pas voulu y répondre car il voulait par-dessus tout rester concentré sur son adversaire.
Discuter durant une telle partie semblait difficile, puisqu’étant le centre de l’attention des convives de la soirée. D’eux-mêmes, ils s’étaient mis en retrait, bien conscients de leurs identités. S’agissait-il de peur ? Ou tout ceci n’était que machination ? Il avait beau analyser, il ne ressentait que de l’étonnement de leur part, ce qui prouvait que personne n’était au courant de leur venue. Malgré tout, la scène paraissait bien surprenante. Où ce jeu allaient-ils les mener ? Quel était l’enjeu de cette invitation ? Quelle serait la récompense du vainqueur ? Si Eiji gagnait, qu’allait-il se passer ? Le nettoyeur avait toutes ces questions qui le tourmentaient, elles se diluaient d’une manière insidieuse dans son esprit, l’empêchant d’être totalement clairvoyant. Était-ce voulu ? Cette situation le rendait nerveux. Pourtant il avait le choix. Il pouvait tout arrêter, lacérer le décor pour arrêter le déroulement de ce chapitre, mais il préférait suivre le script que le Yakuza semblait avoir établi. Il voulait savoir où Eiji, le joueur compulsif, désirait l’emmener à travers les cartes de Hanafuda. Prenait-il un risque inconsidéré ? Ils ne jouaient certes pas au poker, mais il était néanmoins prêt à payer pour voir.
Le Yakuza avait-il perçu sa voix intérieure ou peut-être s’agissait-il d’une simple coïncidence, Ryo ne savait pas, mais Eiji lui accorda un début de réponse.
– Je mourais d’envie de me mesurer à vous. C’est un grand honneur pour moi, vous savez, confessa-t-il sans détour.
– En temps normal, on me défie dans un duel, pas dans une partie de cartes, rétorqua le nettoyeur.
– Mais… Qui vous dit que nous sommes dans un temps normal, monsieur Saeba ? interpela le Yakuza sur un ton froid mais sérieux.
Surpris par cette question, le nettoyeur se braqua légèrement, en éprouvant une lourdeur qui s’abattit sur les épaules. Toutefois, il évacua tout de suite ces flux malsains qu’Eiji lui envoyait, Ryo en était certain : le Yakuza tentait de l’impressionner, voire de le déstabiliser par une bataille psychologique qui s’était engagée au moment même où il s’était installé face à lui. Il fallait bien avouer qu’il parvenait à rendre nerveux les gens, sans vraiment parler, juste en les regardant.
– Ryo, ce sera suffisant coupa le nettoyeur bien décidé à rester ferme et décidé à comprendre sans se laisser impressionner par sa mise en scène.
Amusé par cette reprise, Eiji eut les yeux qui pétillent comme du champagne en expliquant :
– Il faut savoir innover, peu importe ce qui sera rapporté dans le milieu, vous ne trouvez pas, Ryo ? L’important est de bien maîtriser le jeu dans lequel on s’est engagé n’est-ce pas ?
Le Yakuza était bien conscient d’avoir donné le signal de départ d’une tout autre partie imbriquée dans celle du Koi-Koi avait revêtu un tout autre visage.
Le Japonais s’apprêtait à répondre mais se ravisa en réfléchissant à ce qu’Eiji venait de dire : « maîtriser le jeu ». Une chose était certaine, il était bien décidé
– Jouons alors ! lança Ryo avec assurance en s’emparant de ses cartes pour les analyser avec attention.
Les tentatives d’intimidation du yakuza n’avaient aucun effet sur lui. Elles aiguisaient au contraire son envie de jouer lui aussi.
Avait-il en sa possession une combinaison Teshi (手四) ou encore un Kuttsuki (くっつき) ? La probabilité demeurait faible. Elle était aussi rare que d’obtenir une quinte flush royale au poker. Comme il s’en doutait, il ne détenait pas une de ces combinaisons gagnantes. Sugar n’avait décidément aucune intention de lui faciliter la tâche. Alors il prit une de ses cartes et observa celles qui composaient la rivière. Il fallait qu’il trouve, dans ce cours d’eau imaginaire menaçant, la carte comportant le même symbole que la sienne. Cela créerait ainsi un Yaku, une combinaison qui lui ferait gagnait des points.
Là encore, la chance n’était pas au rendez-vous pour ce début de partie : il ne trouvait pas de carte identique ; de ce fait, il déposa sa propre carte dans la rivière et en piocha une autre dans le talon. Il observa une seconde fois le cours d’eau pour voir si sa jumelle y était : aucune !
Il jeta malgré lui un coup d’œil en direction de l’Américain qui avait les yeux rivés au jeu. Ryo sentit des picotements lui parcourir la nuque car une certaine tension le gagnait malgré lui. Mais il tenta de se rassurer en se disant qu’ils n’étaient qu’au début du jeu. Alors il se ressaisit aussitôt et déposa la carte piochée dans la rivière.
Ce fut au tour d’Eiji de jouer, qui, comme son adversaire, ne trouva pas de combinaison. Il piocha une carte du talon. Quand le yakuza déposa sa carte dans la rivière, le regard du nettoyeur se fit brillant. Levant un œil vers ce dernier, Eiji esquissa un sourire.
– Comme vous le savez monsieur Saeba si votre jeu le permet vous pouvez stopper la manche en disant shobu ! (jeu !), ou continuer le jeu en disant Koi-Koi, expliqua-t-il en direction de Mick. En disant Koi-koi vous pouvez ainsi tenter de gagner plus de points… au risque de perdre si je réalise une Yaku avant vous bien évidemment, conclut-il en tapotant la table de sa main gantée.
– Désolé pour mon ignorance, mais concrètement qu’est-ce que cela veut dire « koi-koi » ? demanda Mick, bien décidé à faire partie de la séquence jouée entre les deux protagonistes.
– Cela veut dire « viens ! », dans le sens de « que vienne la chance ! ». Eiji aime prendre des risques, expliqua le nettoyeur japonais à l’égard de l’Américain, continuant ainsi son offensive dans cette surprenante partie.
– Comme vous. En étant venu jusqu’ici pour me rencontrer, vous confronter à moi, mais aussi… pour discuter au gré des manches durant ce chapitre, répliqua Eiji. J'ai toujours aimé ce pouvoir de décision dans une partie. On demeure Responsable tout en évaluant les risques qu’on encourt en continuant, ajouta-t-il comme pour lui-même en scrutant la rivière.
Ryo sourcilla en comprenant le message glissé dans les explications du jeu : ils utiliseraient les manches de la partie pour communiquer. Ils se comprendraient. Sans perdre de temps, il prit une carte représentant la Lune, la leva dans le ciel et la fit flotter au dessus de la rivière, à la recherche de son double.
Captivé, Mick remarqua que le nettoyeur déposa la Lune à coté d’une carte représentant du saké.
La Lune- le saké
Eiji émit un sifflement discret à la vue d’une telle union. « Oh très belle combinaison ! Yaku ! » s’exclama-t-il avec joie.
Le Yakuza récita avec une certaine solennité le haîku associé :
« Sous la pleine Lune dans l’ombre des miscanthes buvant du saké »
– De Issa Kobayashi, précisa Eiji.
Ryo sourit et acquiesça. Mick ne comprenait à vrai dire pas grand-chose et donna un coup de coude à son acolyte pour en apprendre davantage.
– Je viens d’obtenir la Combinaison Tsukimi Zake, Mick, dit-il en prenant cinq jetons.
– Tsukimi Zake ? répéta Mick.
– Il s’agit d’une combinaison traditionnelle : la contemplation de la Lune qui a lieu à la mi-automne. » expliqua Ryo, motivé et quelque peu rassuré d’avoir obtenu cette Yaku.
– Très poétique, déclara Mick, fixant du regard le yakuza.
– Très, insista Eiji sans se montrer décontenancé par le regard inquisiteur que l’Américain lui accordait.
Après une multitude d’échanges de cartes, de silences entrecoupés de bruissements de cartes, le Japonais décréta sans hésitation, après avoir obtenu encore une excellente combinaison : Koi-koi !
Alors que la deuxième manche débutait, Mick demeurait attentif aux échanges de cartes. La rivière qui séparait les joueurs était soumise aux variations du jeu… Elle s’épaississait, s’asséchait comme au fil des saisons. Son mouvement vibrait au rythme de la mélopée des cartes de Hanafuda. Avec un peu de concentration, l’Américain pouvait même percevoir le ruissellement de l’eau. Il était comme fasciné par ce jeu de fleurs, rehaussé par ce côté envoûtant, dont il ne parvenait à décrire le ressenti. Pourtant, il n’éprouvait aucune onde meurtrière ou de danger autour de lui, pas même chez Eiji.
Pourtant, il ne semblait pas y avoir de logique dans cette séquence ; voir ces deux hommes jouer au Hanafuda d’une manière aussi naturelle pouvait paraître invraisemblable. Le nettoyeur américain avait des milliers de questions à lui poser mais le cadre, le nombre d’oreilles aux aguets ne le lui permettait pas.
Alors que l’Américain était plongé dans ses réflexions, mais gardait un œil sur cet amas de fleurs et de plantes bordant la rivière, Eiji avança six cartes avec des illustrations de rubans rouges et violets. Il venait de former la combinaison Yaku rubans (タン).
– Akatan, Aotan no Chōfuku (赤短・青短の重複) annonça Eiji.
« Beau jeu » admit le nettoyeur en voyant ce long ruban coloré formé par ces six cartes qui s’étalaient sur la table.
– Koi-koi, Lança Eiji du bout des lèvres tout en s’emparant de jetons.
Au lieu de mettre ses cartes sur le côté, le Yakuza entreprit de les disposer à travers la rivière, à l’image d’un pont qu’il érigeait entre lui et le nettoyeur.
Surpris par ce geste qui n’avait rien à voir avec le jeu, Ryo demeura prudent face à cette invitation dissimulée. Après quelques instants d’hésitation, il accepta et s’avança sur ce pont invisible, traversant ainsi la rivière pour rejoindre le Yakuza sur l’autre rive, bien décidé à faire avancer leur conversation.
– Qu’attendez-vous de moi Eiji, ? demanda Ryo d’un ton calme mais ferme, un œil rivé sur ses cartes mais l’autre face à Eiji alors qu’il était pourtant bel et bien assis devant une table.
Un bruissement d’ailes fendit l’air, rompant ainsi la tranquillité des lieux. Eiji déposa la carte représentant une Tsuru (鶴 - つる), la grue, symbolisant la longévité.
– Que nous ne tombions pas tous les deux dans la rivière, expliqua Eiji en contemplant le plumage de l’oiseau avant de le déposer au centre de la rivière.
Ce n’était pourtant pas la règle du jeu du koi-koi, peu importe ! Les règles étaient faites pour être esquivées comme l’eau contournait les rochers pour poursuivre sa route, chahutée par les courants violents.
Sans rien laisser paraître, le nettoyeur regarda vite la carte apposée par Eiji dans la rivière… puis redirigea son regard vers le yakuza, comprenant qu’il lui envoyait une réponse. Eiji n’était pas là pour les anéantir. Ils redéfinissaient leur propre manière de jouer au Koi koi. Les témoins, de là où ils se situaient, ne pouvaient pas réellement saisir le sens de toutes leurs paroles. Quelques bribes tout au plus.
Il ne savait pas s’il devait saluer ou s’inquiéter de cette partie revisitée par Eiji.
Il avait pris soin de tout planifier de l’invitation jusqu’à la partie de jeu pour qu’ils puissent discuter sous couvert des Hanafuda. Derrière son attitude qui pouvait s’apparenter à une crise de démence se dissimulait une toute autre réalité : il contrôlait bien au contraire chaque geste, chaque mot qu’il accordait. Il suivait avec exactitude le plan qu’il avait échafaudé dans les moindres détails. Loin d’écarter le fait qu’il pouvait être soumis à des phases prodromiques, Eiji savait seulement en tirer profit pour fourvoyer toute personne souhaitant le cerner. Le pacte avec le diable lui semblait profitable jusqu’à présent mais tôt ou tard il devrait choisir son camp… Par nature, cet homme était dangereux. Le constat demeurait glaçant.
Le nettoyeur répliqua sans tarder, en avançant la carte représentant l’iris d’eau… Cette fleur aux feuilles rappelant la forme de katana, attribut de la bravoure du samouraï mais aussi la virilité. Elle possédait aussi un rôle protecteur contre les maladies et les mauvais esprits
– Je n’ai pas pour habitude de m’y laisser pousser. Et encore moins de me noyer.
Malgré son attitude confiante, déterminée, Ryo nageait dans l’incertitude car ses théories, ses schémas d’histoires de fanfictions s’effondraient comme un château de cartes balayé par le vent… Pas allié, pas ennemi. Cela était bien inédit.
– Moi non plus, rétorqua Eiji avec sévérité.
Il déposa une carte sur la table qui était en opposition avec la dureté de sa voix. Il avait avancé la carte représentant la douceur à l’état pur à travers Sakura, les fleurs de cerisier, symbole de pureté.
– Et encore moins en entraînant dans la rivière des âmes bienfaisantes comme votre partenaire, rajouta-t-il dans un murmure.
Ryo n’apprécia pas la nouvelle donnée qu’il avait avancée dans la conversation : Kaori. La remarque qu’il lui avait lancée comme il lancerait une fléchette en plein cœur réveilla en lui un tout autre sentiment très désagréable : la jalousie.
– Je suis censé vous remercier d’avoir aidé ma partenaire, déclara-t-il tout en contenant comme il pouvait son irritation.
– Votre ancienne partenaire vous voulez dire précisa le yakuza d’un air innocent, conscient de son effet.
Mais Il effaça aussi vite son sourire.
« Non, il n’est pas nécessaire de me remercier. La personne concernée l’a déjà fait, informa-t-il avec une certaine froideur.
Alors qu’Angel scrutait les convives qui les entouraient, il s’immobilisa à l’écoute des dires du Yakuza. Une sueur glaciale s’empara de lui lorsqu’il comprit qu’Eiji avait vu Kaori. Elle ne lui avait rien dit ou elle n’avait réussi à le lui avouer. Bien qu’il dût ne pas s’abandonner à ses émotions, il revit des séquences de ce début d’après-midi en sa compagnie. Son mal-être l’avait touché en plein cœur, bien qu’il n’en eût pas compris l’origine. Il déglutit tant il se sentait mal de comprendre désormais pourquoi. Pourtant, n’avait-elle pas dit qu’il était son meilleur ami. Bien malgré lui, des images d’il y a à peine quelques heures… Kaori semblait torturée. Il n’osa pas jeter un coup d’œil en direction de son acolyte, mais il percevait toute la tension que Ryo contenait.
La respiration de Ryo s’était accélérée, son cœur s’était mis à battre à tout rompre, car il savait à présent qu’il avait vu juste : Kaori lui avait caché un fait et pas des moindres. Elle était en contact avec ce Yakuza.
Elle lui avait menti en affirmant qu’un livreur avait déposé le présent, c’était bel et bien le Yakuza qui le lui avait transmis. Les fameuses déductions… L’intuition ne l’avait pas trahi. À force de mettre bout à bout des détails les plus insignifiants, il parvenait à refaire un puzzle invisible. Ryo en était persuadé.
Une vague s’était fracassée dans sa poitrine. L’écume lui procura une sensation désagréable au cœur mais aussi dans sa bouche, y apportant une amertume immonde, comme lorsqu’on subit une trahison. Bien qu’il demeurât impassible, Ryo avait l’impression que la foudre s’était abattue sur lui. Il n’osa pas regarder Mick qui, quant à lui, s’était figé sur place à l’écoute de ces confidences dites entre deux tours de cartes dont les fleurs venaient adoucir la situation.
– Ne vous méprenez pas, vous avez une partenaire des plus fidèles et des plus loyales, tenta de rassurer le Yakuza imperturbable. C’est si rare, d’obtenir une telle combinaison de qualités chez une personne, rajouta-t-il en hochant de la tête en songeant à son propre émoi envers la jeune femme. Vous avez beaucoup de chance, conclut-il en laissant sa voix dériver vers un ton plus monotone, bien que ses paroles eussent été aussi puissantes qu’un coup de lance.
Il en avait bien conscience. Peu importe !
Puisqu’il voulait rester l’Oya de la situation et du jeu, le mental devait primer, les sentiments être mis de côté. Pour le moment, il ne voulait pas relever l’information qu’Eiji lui avait lancée, pour avoir plus de détails, cela le perdrait, il devait garder son calme et son professionnalisme.
Ryo fit un mouvement de tête en direction du bocal contenant le doigt de l’agresseur d’Okuni.
« À qui ai-je l’honneur ? ».
Le regard du yakuza se durcit à sa vue. À cet instant, son regard était capable d’écorcher vif sans aucune difficulté. C’était un regard complexe difficile.
– Un traître… Un de ces parasites qu’il faut vite effacer du scénario avant qu’ils viennent trop perturber la situation… déclara Eiji sans la moindre émotion. Ce ne sont pas les parasites qui manquent, je vous l’accorde, mais je me suis occupé de celui qui me semblait prioritaire dans cette affaire.
– Son nom ? Demanda Ryo d’un ton sec.
–Peu importe son nom, Il s’agit bien de la personne qui a agressé Mama-san… enfin je veux dire Izumo no Okuni …Désolé Ryo je ne donnerai aucun nom. Je ne suis pas pour la délation, affirma le yakuza.
« Mama-san» murmura Mick en se remémorant ses découvertes linguistiques peuplant le monde de la nuit sur Kabuchiko.
– Comment êtes-vous au courant ? Ça, vous pouvez me le dire, n’est-ce pas ? C’est bien aussi une des raisons pour lesquelles nous sommes là, non ? demanda Ryo avec une patience qui déconcerta l’Américain, témoin de ce jeu bien étrange entre les deux hommes.
Le yakuza hésita. Ryo avait appuyé sur un point non contestable. Affolé mais sans rien laisser paraître, il amorça ses dires :
– Déductions.
– Déductions ? Sourcilla le Japonais.
Après avoir pris la force des courants de la rivière invisible, ses yeux se fondirent dans le noir du regard du nettoyeur avec détermination. Aucune faille. Il ne devait pas oublier, il était eau… Cet élément qui s’infiltrait partout, prenant des formes les plus improbables pour suivre son chemin et… surtout… il était cet élément qui éteignait le feu. Une certitude. Et pourtant il avait appris, avec le temps et les trahisons, que la réalité n’était pas aussi tranchée, il ne s’agissait pas de mathématiques. Les hommes, ces êtres faits de 84 minéraux, 23 éléments et 40 litres d’eau répartis sur 38 billions de cellules, semblaient bien plus compliqués à décrypter que les chiffres.
– J’agis comme vous. Par instinct, par intuition. Je hume les gens qui m’entourent… Les variations m’interpellent dès que je ressens un changement chez eux vous comprenez… Je suis certain que vous me comprenez. Je me méfie de ces changements, si infimes soient-ils… Soit je les supprime de mon cercle vital, soit je m’en éloigne selon les circonstances pour étudier leurs origines, confia le Yakuza.
« En général je n’ai jamais faux quant à mes intuitions… Cela Prend du temps, parfois, mais j’ai toujours mes réponses. »
Il avait saisi un sens symbolique, à la fois petit et important. Ce que les autres n’arrivaient souvent pas à voir ou à sentir. Les détails, les contours, les nuances. L’ombre autour des choses, l’aura sombre dans laquelle se cache le mal.
– Je vois, répondit simplement le nettoyeur, comprenant aisément les propos du Yakuza.
Aussi sensible que lui, il fonctionnait plus ou moins de la même manière.
« Vous l’avez supprimé ? demanda Ryo sans détour, ressentant la colère lui étreindre le cœur en repensant à l’incendie mais surtout à ce qu’il avait fait à Okuni.
Mais aussi à cause du fait qu’Eiji était en contact avec Kaori. Son intuition le lui soufflait.
– De l’histoire, oui, il doit être très certainement en train de regretter d’avoir trahi notre famille, mais aussi… Ma confiance, mon amitié, expliqua-t-il d’une voix neutre en apparence.
Mais intérieurement, l’orage grondait.
Sourcillant à ses propres dires, le yakuza se revit face à son meilleur ami, à le détailler du regard avec insistance après avoir déjà humé depuis un moment l’âpre parfum du mensonge. L’amitié, comme l’amour, rendait aveugle… Certainement, mais un détail avait accroché son attention : sa bouche abîmée. On l’avait mordu jusqu’au sang à la lèvre ; il avait eu vent bien sûr des rumeurs, des « on-dit » autour de l’agression d’Okuni, la tenancière du Kabuki.
Ce traître déversait ses aveux au milieu de son salon minable, aux murs fissurés. Eiji le laissait se noyer dans ses mensonges débités avec assurance, du moins le pensait-il. En plus d’être menteur, il était également un très mauvais acteur songea Eiji. Peut-être avait-il imaginé qu’il allait lui attendrir le cœur par sa détresse, à sa douleur. Il n’en n’était rien. Plus rien n’existait dans son cœur désertique, du moins pour lui alors, qu’il avait fait moult recommandations auprès de Watanabe pour l’engager. Quel con il avait été en se cachant sciemment la vérité quant aux êtres humains.
La colère avait éclaté sans retenue. Mais, d’une manière étrange, il avait agi avec violence, certes, mais aussi avec maîtrise et efficacité pour le faire taire… Sans crier gare, il l’avait frappé pour qu’il se taise. Il ne supportait plus sa voix qui lui transperçait le crâne. Après l’avoir ligoté, Eiji l’avait longuement observé en fumant, assis sur le canapé et songeant aussi au sort qu’il lui réserverait. Il avait bien droit à cela dans cette fanfiction.
Il détenait aujourd’hui des informations qui pouvaient tout faire sauter… Entre autres Watanabe mais pas que… Lui aussi pouvait être effacé de cette histoire ! Et après ? Personne ne l’attendait… lui.
À partir de quand avait-il changé d’attitude dans cette aventure en faisant sauter les codes et sa fidélité envers son Oyabun ?… Quel chapitre ? Pourtant tout avait débuté comme une fanfiction ordinaire… Docile, obéissant… Peut-être tout était un leurre mais auquel il s’acharnait de toutes ses forces de croire. Encore une fois. Et pourtant, le destin n’oubliait jamais le rôle qu’il avait à jouer ; il était toujours possible qu’il ferme un œil une fois mais pas plus. Ce qui devait arriver finissait par arriver. Comme pour une exécution décidée sans préavis, le destin lui avait envoyé son bourreau. La vie semblait capricieuse avec lui. À ce constat, son cœur trembla. Un peu. Il fronça les sourcils…
– Je vous en dis déjà beaucoup, remarqua le yakuza sans transition.
– Pas suffisamment pour que je comprenne l’intrigue. Déclara l’Oya.
– Je ne maîtrise ni les tenants ni les aboutissants de cette histoire, je suis un simple personnage, Ryo, expliqua-t-il avec un semblant de légèreté alors qu’à cet instant précis… il ne faisait qu’une seule chose : fuir.
Il fuyait… Loin, très loin d’ici tant la peur l’agrippait en raison de ce qu’il était en train d’accomplir. Il trahissait à son tour.
Pourtant, rien ne transparaissait, comme d’habitude, le sang ne semblait pas vivre dans ses veines. Rien ne ressortait, aucune émotion. Le néant. Et pourtant la tempête se déchaînait avec fureur dans son cœur.
– Un personnage… Peut-être… Mais important dans son déroulement, insista Ryo qui n’aimait pas trop comment Eiji semblait s‘éloigner de lui.
Son regard devenait fuyant. De plus, il n’oubliait pas un fait : Eiji demeurait un Yakuza. Il n’allait nullement trahir sa famille. Une évidence. Toutefois, il semblait torturé par sa posture car il avait malgré tout envie de parler.
Aux dires du nettoyeur, Eiji hésita, puis redirigera son attention sur les cartes.
– Jouons. Déclara-t-il en voulant au plus vite clôturer ce sujet.” Si vous souhaitez continuer ce chapitre, il faut avancer dans la partie… à vous l’honneur… Vous demeurez l’Oya de cette histoire, après tout, expliqua Eiji.
– Un Oya doit savoir quel jeu il mène, décréta le nettoyeur,
Son discours paraissait énigmatique, comme serait le Hanakoyoba, le langage des fleurs, mais certainement pas pour Ryo. Il le comprenait. Le nettoyeur japonais pris une carte afin de renflouer la rivière pour qu’ils puissent continuer à jouer. Ils se turent. Le jeu avança un moment, le frottement des cartes remplaçant les paroles. Une certaine tension pouvait se ressentir : qui allait gagner à cette partie sans nom ? Ryo ? Eiji ?
Un était doté de l’expérience.
L’autre de la fougue des débuts.
À ce moment précis, Ryo admit qu’il avait eu faux sur toute la ligne tellement formatée par les schémas des fanfictions et des histoires. Pourquoi Kaori lui avait menti ? Pourquoi ? Cette question lui lacérait le cœur, tant il trouvait ce fait invraisemblable. Mais quelque chose le perturbait dans cet homme sorti de nulle part. Peut-être mentait-il ? Pour le déstabiliser ? Et pourtant son cœur lui répondait le contraire.
– Je ne suis pas votre ennemi, dit doucement le Yakuza, comme s’il avait lu encore une fois dans ses pensées. Tentons de sortir ensemble de cette fanfiction de la meilleure manière sans lacérer les pages de cette histoire, dit-il en relevant la tête vers le nettoyeur.
– Qui me dit que ce n’est pas du bluff ? rétorqua Ryo sur la défensive, bien décidé à le sortir de sa rive pour le faire venir de son côté.
Il opposa à Eiji la carte représentant un iris d’eau… L’Iris.
À cette question, Eiji parut étonné, ses yeux s’allumèrent une nouvelle fois d’une étrange lueur. Il avança la carte identique à l’iris et la posa à côté de celle de Ryo formant une Yaku en alliant sa carte à la sienne.
– Je pense que mon Oyabun a plusieurs chapitres de retard sur la réalité, expliqua-t-il, visiblement peiné par cet aveu. Et peut-être bien que moi aussi, pour être honnête avec vous, ajouta-t-il en laissant enfin une expression apparaître sur son visage de cire.
S’agissait-il de la déception ? De la douleur qui transparaissait l’espace de quelques secondes, se demanda Ryo en le scrutant. Il ne voyait plus qu’un jeune homme perdu dans les méandres d’une histoire dans laquelle on l’avait placé en première ligne malgré lui. Ou s’en est-il rendu compte trop tard ?
– Nous verrons bien comment se déroule cette soirée durant laquelle, pour une partie je suis comme vous. Dans l’attente… confessa Eiji, tête baissée, les yeux rivés sur leur Yaku commune mais aussi sur la rivière qui débordait de fleurs.
– Vous attendez un autre joueur, Eiji ? demanda d’une manière précipitée le nettoyeur, piqué au vif par cette réflexion.
Son instinct de survie sursauta dans sa poitrine.
– Peut-être… admit-il. Ce n’est pas certain. Votre présence était déterminante. Non pas que je vous utilise, Ryo… Enfin… Si… Peut-être… Un peu, avoua le Yakuza avec ennui. Mais je ne me fais aucun souci pour vous. Vous êtes l’Oya de cette fanfiction assura-t-il d’un ton rassurant. Il serait bon que la rivière s’assèche un peu… Regardez-moi ça ! dit-il en voyant l’imposant rivière immergeant la table…
– Qui attendez-vous, Eiji ? insista Ryo en ressentant la brûlure de son arme qui s’était également mise en alerte.
Toutefois, Ryo ne savait pas vraiment comment réagir.
– Mon bourreau répondit-il le yakuza dans un souffle. Vous croyez au destin, Ryo ?
– Qu’est ce qu’il raconte, celui-là ? articula Mick en sentant la colère lui monter dans le cœur devant la désinvolture du Yakuza.
Prêt, lui aussi, à dégainer son arme.
Alors que le calme régnait sur Osaka, un étrange crépitement se propageait à travers ses ruelles. De la fumée, un cœur qui palpitait. Raijin (雷神) conclut cette séquence par un dernier cri enragé.
Un déchirement se fit entendre dans ses ténèbres.
L’air semblait-il s’être scindé ou s’agissait-il simplement d’une page céleste qu’on arrachait ou qu’on rabattait sans ménagement ?
Non, pas cette fois ; il s’agissait non pas d’un déchirement mais du glissement d’une craie dans le ciel d’encre prenant l’image d’un célèbre tableau noir de la gare de Shinjuku.
xYz
Un clic.
Le son était inaudible pour les lecteurs mais suffisamment puissant pour qu’ils en ressentent la présence à travers ces quelques lignes. Les yeux rivés à ceux du yakuza, Ryo, doté de cette sensibilité auditive, l’avait perçue. Leurs pupilles se dilatèrent sous l’effet de l’adrénaline qui se réveilla et se propagea à la vitesse de la lumière dans leur corps. Le chant de leurs cœurs se fit entendre et prit une cadence incontrôlable. Intérieurement tout s’agitait, à l’extérieur tout semblait s’être figé.
De justesse, Eiji inclina la tête du côté gauche et évita ainsi une balle qui se logea dans le mur. Il perçut le sifflement du projectile, comme s’il s’agissait d’une promesse qu’on lui murmurait à l’oreille. Une admonestation ?
Un instant de flottement, quelques secondes figées dans la fibre de papier.
Un silence si compliqué à dessiner que le crayon paraissait s’être arrêté de griffonner.
Un silence si lourd de signification pour tous les personnages de cette fanfiction.
Un quart de seconde retranscrit en quelques lignes.
Ryo et Eiji se dévisagèrent, bien conscients de ce qui ce qui se déroulait alors que la plupart des convives ne l’avait pas encore saisi. Les pupilles du Yakuza s’élargirent encore plus comme si un message souhaitait en sortir.
Une deuxième balle apparut dans un encadré, encore plus déterminée que la première à atteindre sa cible, Eiji lâcha la carte qu’il tenait dans la main et s’inclina à droite pour éviter cette dernière qui, elle aussi, échoua dans le mur qui se fissura.
–L’invité semble être arrivé, décréta Eiji d’une manière posée.
Malgré la dangerosité de l’instant, il restait calme. Seul son regard se teinta de colère mêlée de tristesse.
– À terre ! hurla Ryo en bondissant de sa chaise tout en retournant d’un geste brusque la table qui fit voler les cartes de Hanafuda comme des pétales de cerisier.
Les assaillants avaient débuté leur opération en ciblant en premier lieu la place où se tenait Eiji, pour ensuite suivre les nettoyeurs. Ayant manqué leur cible principale ils élargirent leur champ d’action à l’ensemble de la pièce en guise de sanction… Une onde destructive s’empara des lieux en détruisant tout sur son passage. Des bruits de verre, l’odeur de poudre envahirent l’atmosphère, le fracas était assourdissant.
Les ampoules des lampes explosèrent en mille éclats, plongeant la pièce dans une obscurité menaçante. Le nettoyeur mit quelques instants à s’adapter à cette plongée en eau trouble. Seule la lumière du réverbère dans la rue traversait les interstices des stores. Il chercha Eiji du regard mais ne parvenait pas à le localiser avec le bruit ambiant. Les invités, dans un brouhaha de Japonais et de Coréen, tentèrent de se mettre également à l’abri.
Le silence s’abattit d’une manière soudaine. Plus aucun tir.
Ryo et Mick, qui s’étaient réfugiés dans un angle mort de la pièce, se crispèrent. Il n’était jamais de bon augure, ce genre de silence, et encore moins de les laisser mener la danse. Tout aussi surpris par cet arrêt soudain, des chuchotements se firent entendre, mais Ryo n’était pas dupe ; ils étaient toujours là. Sans perdre une seule seconde, le nettoyeur se servit de la table comme d’un bouclier en la faisant rouler pour la faire passer devant la fenêtre. La réponse fut sans appel : elle fut criblée de balles en l’espace de quelques secondes. Ils les attendaient, ou peut-être prenaient-il du plaisir à les faire mariner. Bien conscient que chaque seconde comptait, Ryo se releva et longea le mur pour atteindre rapidement une des fenêtres. C’est à ce moment qu’il repéra enfin Eiji dans la pièce. Celui-ci était debout, accolé au mur opposé, bras croisés. Il donnait l’impression d’être complètement indifférent à la situation. Sa blessure ne semblait pas le déranger plus que cela.
– Ryo murmura Angel qui l’avait rejoint afin de ne pas être écarté de cette séquence.
Le Japonais devait évaluer le nombre de personnes ; au vu des nombreux tirs, ils étaient nombreux et encerclaient certainement la maison. Ici, il n’était pas dans une série B ou un manga dans lesquels le héros parvenait à tous les anéantir à lui tout seul, mais dans la dure réalité du monde boueux et crasseux de l’Andāwārudo, la pègre.
Il crut entendre parler à l’extérieur, mais il n’en n’était pas certain.
– Il y a une autre sortie ? chuchota Angel à l’égard du gérant qui répondit d’une manière négative.
La porte donnant sur le jardin avait été condamnée durant les travaux. Une large plaque de ciment la bouchait. Le regard du gérant se portait à travers la pièce, en chiffrant certainement le montant des dégâts. Il se maudit d’avoir organisé cette partie.
Agacé de perdre du temps inutilement, dans un élan, Ryo passa devant la fenêtre en faisant confiance à sa capacité d’analyse mais aussi à son sixième sens pour détecter les présences. Sa rapidité toujours aussi légendaire lui permit de passer aussi vite que la vitesse de lumière devant la fenêtre.
Les tirs reprirent l’espace de quelques secondes. Ryo avait pu examiner dehors, mais il n’en était pas satisfait. Une horde d’hommes armés semblait stagner devant la rue tandis qu’une poignée d’émissaires paraissait dispersée au niveau de la barrière. Ils étaient nombreux. Peut-être s’étaient-ils jetés dans la gueule du loup, mais ils n’avaient pas pris en compte le fait que Watanabe pouvait sacrifier, sans état d’âme, son protégé.
Eiji qui était resté jusqu’alors en retrait, renifla bruyamment.
– Ça sent l’essence, informa-t-il en s’avançant prés de la fenêtre.
Il se retrouva proche de Ryo et Mick qui ne savaient pas comment se comporter avec lui car eux ne sentaient que la poudre ! Rien d’autre. Toutefois, Ryo prit en compte ce qu’il venait de lui dire pour se concentrer. Après quelques instant, le nettoyeur dévisagea le yakuza : il disait vrai, il y avait bel et bien une odeur d’essence, infime certes mais présente. Le regard du Yakuza était suspendu à celui du nettoyeur, ce dernier avait l’impression qu’Eiji enregistrait le moindre de ses faits et gestes. Ce qui le ce qui perturba davantage c’était cette lueur menaçante dans ses prunelles malgré l’obscurité, celle d’un animal enragé. Il y avait quelque chose au fond de ses yeux qui ressemblait à l’antichambre des ténèbres.
Une vague de panique s’empara des yakuzas reclus sur les cotés qui hésitaient à intervenir dans ce guet-apens par crainte d’être brûlés vifs.
Un tremblement, un décalage du dessin de quelques millimètres, vint contrarier l’équilibre, le déroulement : d’un geste, Eiji arracha le restant de store suspendu par un fil, et ouvrit avec rapidité la fenêtre.
Une nouvelle onde de tirs encore plus violente vint s’abattre dans la salle. Puis elle stoppa de nouveau. Ils jouaient avec eux.
Eiji se mit à rire.
– Ha, les enflures ! s’écria-t-il.
Son rire sardonique eut le don de rendre de nouveau les personnes silencieuses. Il fit deux pas qui le mirent à découvert, face à la fenêtre, désormais grande ouverte et regarda en direction de ce menaçant amas humain qui devait être aussi décontenancé par ce qu’ils voyaient. Puis, son rire stoppa.
Un silence.
Le Yakuza leva doucement la main pour apposer son index sur son cœur, et se mit à tapoter comme pour inciter les assaillants à viser cette cible. Il fixait droit dans les yeux ces hommes sans nom. Son rire sardonique retentit. Ces derniers étaient peut-être aussi surpris que Ryo quant au comportement d’Eiji qui les provoquait à lui tirer dessus.
– Complètement fêlé, ce type, souffla l’Américain décontenancé par l’attitude incohérente de ce yakuza.
Un tir. Une balle érafla l’épaule du yakuza mais il semblait insensible à la douleur, ainsi immobile face à son propre destin. De toute évidence, les lèvres glacées des pistolets ne lui faisaient aucun effet. Pas d’angoisse ni de peur. Ryo se précipita néanmoins pour lui faire un croche-pied afin qu’il s’effondre par terre. Une deuxième ennemie métallique, bien décidée à atteindre sa cible apparut dans un encadré et termina sa de justesse mission dans un mur. Le nettoyeur avait vu juste. Il était hors de question de laisser ce personnage se faire supprimer de ce chapitre. Sans Eiji, l’histoire serait finie.
Il jouait d’une manière des plus morbides et malsaines avec la mort. Il la touchait du bout des doigts, la mort qui ne demeurait jamais bien loin de lui.
– Ils sont en train de mettre le feu autour de la maison informa le yakuza qui, en se mettant à découvert, avait eu le temps d’examiner la situation tandis que ses ennemis restaient stupéfiés par son comportement. Trois sur le coté gauche, un au milieu, trois sur le coté droit, expliqua-t-il.
Stupéfait, Ryo renifla à son tour mais la fumée naissante confirma aussitôt l’information : on voulait les réduire en cendres. Alors qu’ils s’apprêtaient à riposter en connaissance de ces informations, des sirènes se firent entendre.
Ryo perçut une agitation à l’extérieur alors que la police était déjà en route. La colère bouillonnait en lui alors qu’il ne savait pas vraiment contre qui il se battait.
– Il faut décamper ! Hurla le gérant à Eiji Ichiji, tandis que les autres yakuzas se précipitaient déjà à l’extérieur. Les flics arrivent, 씨발 (sshibal), insista le Coréen en lui secouant le bras pour l’inciter à le suivre.
Malgré les supplications du Coréen, Ryo eut l’impression que le son avait été coupé. Les mouvements des lèvres de Mick lui indiquaient qu’il lui parlait, le Coréen gesticulait dans tous les sens, mais le nettoyeur percevait les actions au ralenti. Ses yeux étaient rivés à ceux d’Eiji, incapables de s’en détacher alors que l’enjeu se dessinait devant eux. Hypnotisés.
– L’invité n’était pas aussi fair-play que vous, malheureusement ! décréta Eiji avec amertume.
Il avala sa salive comme s’il avalait la lame d’un couteau. La douleur suintait, la déception, peut-être, le nettoyeur japonais semblait embrouillé à l’examen du yakuza car l’équation se complexifiait. Le yakuza semblait déçu. Déçu de s’être trompé ou bien au contraire déçu d’avoir vu juste ? Ou était-il déçu de constater qu’il était devenu un personnage à abattre ?…
Bien qu’il tentât de ne rien laisser paraître, le yakuza serrait les poings de rage. La colère, la violence, la peur aussi, avaient apparaissaient désormais au grand jour… Il ressemblait à un de ces volcans des îles prêts à entrer en éruption à tout moment. Pour l’instant, il restait là, poings serrés, prêt à découdre mais dangereusement statique. Il devait choisir son camp.
– Ce ne sont pas des yakuzas, affirma Eiji
– Ha ouais ? C’est quoi alors, aboya Mick en s’avançant près de lui tant il ne supportait plus la présence de cet homme dans leur vie.
– Des Han-Gure (半グレ), répondit Eiji en laissant une certaine crispation s’emparait de son visage.
– Des han-Gure, répéta Mick qui n’avait jamais entendu ce nom, de même que Ryo qui ne semblait pas savoir non plus.
– Putain, Eiji, ne parle pas à ces mecs, il faut dégager au plus vite, insista le Coréen visiblement affolé à l’idée d’être cueilli par la police qui s’approchait.
Hésitant, Eiji détourna la tête en direction du nettoyeur.
Ryo allait-il le laisser partir ?
La question semblait flotter dans l’air saturé de poussière et de fumée. Pourtant, il y était à ce moment tant attendu : Ryo le tenait entre sa main, il n’avait qu’à resserrer son étau sur lui. Et pourtant il s’entendit dire :
– Dégage d’ici !
L’Américain qui était au côté de Ryo ne tint plus et dégaina son arme en direction du Yakuza. Ce dernier réagit aussitôt en le menaçant de la sienne.
Un face à face inattendu.
Effrayé, le Coréen se réfugia prés de l’entrée, hésitant à partir sans Eiji.
– Non ! Il reste avec nous ! S’il part… Nous n’aurons aucune réponse, et va savoir s’il n’est pas de mèche, asséna l’Américain hors de lui devant la décision du Japonais.
Ryo considéra le yakuza, ce dernier ne manifestant aucune nervosité malgré la situation. Il avait sorti son arme par réflexe, seulement par réflexe, non pas par protection. Un hologramme, encore et toujours cette sensation de ne pas parler à un véritable personnage ou par intermittence, de quoi déboussoler toute personne.
Malgré son trouble, le Japonais abaissa l’arme de Mick et, d’un mouvement de tête, ordonna une nouvelle fois au Yakuza de partir.
– Si la police le prend, Mick, l’histoire sera finie pour lui tenta t’expliquer le nettoyeur.
Malgré tout, Mick tenta de relever le bras mais sentit l’opposition de Ryo.
– Fais-moi confiance, Mick ! Il faut le laisser partir, sermonna Ryo dont la patience envers son ami s’effritait.
Hésitant, le yakuza rangea en premier son arme pour montrer qu’il n’avait aucune envie d’entrer dans un duel avec lui.
La colère étreignait le cœur de Mick. Des flashes de sa rencontre avec le yakuza lui revinrent en mémoire… Son sourire faussement innocent, leur discussion autour du base-ball, Rien, il n’avait strictement rien vu… Il l’avait même salué avant de partir comme si de rien n’était alors que Jimin-Jang venait de se faire tuer non loin de là. Cet homme était dangereux. Angel ressentit la pression qu’exerçait Ryo sur son bras. Il battit en retraite, baissant définitivement son arme en crachant un juron.
– On se retrouvera. Une évidence. N’est-ce pas, Ryo ? Vous êtes l’Oya de cette fanfiction, répéta encore Eiji.
Il hocha la tête en guise de salut et se faufila hors de l’encadré principal de la page, et fuit comme un shinobi accompagné du gérant ruiné, à travers les décors pour s’effacer à travers ces lignes.
Ryo ne se détacha pas du regard de cet homme qu’il laissait s’enfuir. Il allait le retrouver, le revoir rapidement dans un prochain chapitre. Une évidence. Un événement que le yakuza lui-même n’avait pas prévu s’était déroulé : on voulait désormais également le tuer, lui, Eiji. Non par le bras de yakuzas mais par celui de Han-Gure. D’ailleurs il devait élucider qui se cachait derrière ce nom qui lui était jusqu’alors inconnu.
– Pourquoi ? reprocha Mick, casant le silence.
– On a essayé de le tuer. Tu l’as vu, toi aussi, expliqua Ryo en se remémorant ce qu’Eiji lui avait dit concernant son Oyabun : il avait quelques chapitres de retard sur la réalité.
Mick acquiesça malgré lui : il avait vu la balle passer à quelques millimètres : elle lui était destinée, il devenait trop gênant.
– C’est insensé, cette histoire, Ryo ! Complètement grotesque de laisser filer ce personnage de cette histoire ! s’écria l’Américain avec colère.
N’écoutant pas sa raison mais son cœur, il ne voulait pas admettre les faits, pourtant probants. De plus, la position ambiguë de Kaori dans cette histoire le décontenançait. Il ne savait comment le Japonais faisait pour rester aussi calme.
– Si les flics mettent la main sur lui, c’est cuit. Il ne dira rien et s’effacera, affirma le nettoyeur visiblement sur de lui.
– S’effacera ? reprit Mick avec agressivité.
– Certain ! Il préfèrera mourir que livrer ses frères, détailla le nettoyeur, ne prenant pas en compte la nervosité de son partenaire.
Son regard azur balaya la pièce et constata l’étendue des dégâts provoqués par cette attaque fulgurante. La pièce ressemblait à une page lacérée. On s’était acharné sur elle avec violence. Le crayon avait transpercé la fibre de papier tant on avait appuyé dessus avec colère.
Le silence qui s’était soudainement abattu dés la fuite des assaillants fut ponctué par le hurlement des sirènes de police qui se rapprochait de la maison meurtrie. Le grincement de l’encadrement de la fenêtre qui se balançait au gré du vent semblait gémir sa douleur. Ce n’était pas sa première fois sur un champ de bataille, pourtant il se sentait à cet instant exclu de l’histoire. Peut-être que leur vie avait été trop douce ces dernières années, leur faisant oublier la réalité sordide du milieu qu’ils côtoyaient. La luminosité du réverbère permettait d’entrevoir sa dureté. Des corps jonchaient le sol dans de vastes nappes gluantes d’un sang opaque, d’interminables râles de douleur se faisaient entendre. Les yakuzas qui se relevaient, même blessés, ne pouvaient plus dire si c’était dans leur sang où celui d’un autre qu’ils baignaient.
Les murs qui leur étaient apparus d’une blancheur immaculée à leur arrivée étaient maintenant fissurés de toute part, criblés d’impacts de balles. Malgré la pénombre, il sentait l’âcre odeur de l’hémoglobine ensevelir ce décor de noir et de blanc. L’ennemi qui leur avait été désigné avait été également visé : cela perturbait le schéma. C’était un fait. Le regard de Ryo rencontra le sien. Mick demanda :
– Tu crois qu’on s’est trop fixés sur Eiji ? Qui sont les Han-Gure ?
– Je ne sais pas, avoua Ryo avec une certaine pointe d’agacement envers son ignorance.
– Il nous a utilisés, quand mêmes cette enflure de Yakuza, tu m’ôteras pas ça de la tête ! ! Et comment ils ont été rapides pour nous prendre en embuscade, ces salauds ! vociféra Angel, en tapant une chaise cassée du pied. Je suis quand même surpris qu’ils aient déployé autant de moyens pour lui seul ! Je suis pas aussi convaincu que toi, il est peut-être de mèche dans ce traquenard vu son talent à se fondre dans la masse et toi… et tu l’as laissé filer ! critiqua Mick laissant de nouveau sa colère et sa frustration se déverser.
Malgré sa propre colère, il effaçait Kaori de ses données pour le moment, sans quoi il perdrait toute lucidité, il tentait par tous les moyens de n’écouter que sa raison et non son cœur comme le faisait Angel à cet instant même. Ryo n’arrivait pas à décrire ce qu’il ressentait mais cette soirée avait mis à jour une donnée essentielle : Eiji était condamné. Voilà pourquoi il l’avait invité, parmi la foule. Il avait signé de lui-même son arrêt de mort. Sa trahison envers son Oyabun.
– Peut-être que je me trompe, mais Eiji était visé, insista le Japonais. C’est bien Eiji qui était visé. rétorqua-t-il en se remémorant ce moment où tout avait basculé, cette première balle qui aurait pu l’atteindre en pleine tête s’il n’avait pas dévié en une fraction de seconde.
De ce coté-là, il avait eu la confirmation : ses aptitudes étaient excellentes. Il repensa à sa stratégie en riant comme un dément face à ses agresseurs. Oui il en était certain, il l’avait fait exprès pour évaluer et observer leur identité. Il avait pris un sacré risque aux yeux des gens, mais pas pour lui, car il s’en fichait de la vie. Et pourtant, il s’y accrochait de toutes ses forces.
– Shit ! murmura Mick, pas ravi de se retrouver en plein milieu d’une fusillade et rageant de la tournure des événements alors qu’ils avançaient sur un terrain nouveau avec Eiji. Il ne fallait pas s’attarder sur les lieux : après ce baroud, il ne fallait certainement pas que les deux nettoyeurs soient vus et encore moins embarqués dans cette histoire de règlement de comptes entre Yakuzas.
Ce fut le crissement de pneus, le bruit d’un moteur bien familier qui attirèrent leur attention : Saeko Nogami était là avant tout le monde. Elle avait dû être avertie par les indics de Ryo qui s’étaient positionnés à différents endroits.
– Que faites-vous ici ? demanda-t-elle en claquant avec violence sa porte de voiture pour s’avancer vers eux avec détermination.
Elle ne cachait pas sa colère envers les nettoyeurs. Elle ne leur laissa même pas répondre qu’elle enchaîna en pointant Ryo du doigt :
– Je n’apprécie pas trop que tu fasses cavalier seul alors que je suis réglo avec toi en te livrant les informations les plus fraîches. Et moi, j’ai quoi en contrepartie ? Une alerte des indics que tu as mis sur le coup pour m'avertir de la présence d'hommes se rendant à une soirée de jeu clandestine… et que tu y es aussi ! accusa Saeko qui sentait la colère prendre le dessus.
– Ne le prends pas mal Saeko ! Je vais t’expliquer.
– Le fair-play, cela te dit quelques chose ? coupa Saeko, hors d’elle alors qu’elle venait de discuter longuement avec un des meilleures éléments d’Osaka.
C’était bien la première fois qu’il la voyait aussi en colère. Les nettoyeurs se lancèrent un regard pour tenter de savoir quelle attitude ils devaient adopter et que répondre, mais Saeko repartit aussitôt en direction de sa voiture en leur ordonnant :
– Venez ! Je n’ai strictement aucune envie de couvrir votre présence ici ! Je ne vous ferai certainement pas cette faveur !
Alors qu’elle s’installait sur son siège, tout en mettant la clé de contact, elle semblait avoir repris son sang froid habituel.
– Le Cat’s a été attaqué ! Montez ! expliqua-t-elle avec beaucoup plus de calme mais avec fermeté.
Le crépitement se fit de plus en plus fort, concurrençant les sirènes hurlant de toutes parts à travers Ikebukuro (池袋 ).
Un affolement, le cœur battait mais il agonisait, il demandait de l’aide,
Il implorait que son héros revienne au plus vite le sauver.
Il avait apposé sa demande d’aide en inscrivant XYZ dans le ciel.
Il ralentissait.
Falcon ne savait pas s'il devait être soulagé ou non alors qu’il tentait de remettre de l’ordre dans le café encore une fois ravagé. Les yeux dans le vague, Miki ramassait quant à elle les débris de verre dispersés dans la pièce. Choquée par ce qu’ils venaient de vivre, elle dirigeait ses pensées vers Kaori qui l’avait mise en garde et lui avait discrètement demandé de fermer. Chose qu’elle avait fait. S’était-elle trompée de jour ? Ou… Lui avait-on donné les bonnes informations ?
Heureusement pour eux, ils étaient dans la réserve au moment de la fusillade, ils avaient dû se méprendre en apercevant la lumière encore allumée dans le café, ils effectuaient les derniers rangements avant de fermer et rentrer chez eux. À peine avait-elle fermé le tiroir contenant les tasses, elle avait perçut le clic. Le silence. La déflagration. Elle n’avait pas peur, cela faisait partie de sa vie, ces bruits-là, mais ce soir, elle éprouvait de l’angoisse et beaucoup d’inquiétude quant à la tournure de la situation.
Elle inclina légèrement la tête en direction de son mari affairé à remettre de l’ordre, ses traits se détendirent un peu. Elle était malgré tout soulagée que rien ne leur soit arrivé. Toutefois, un poids sur le cœur l’empêchait de bien respirer.
– À qui penses-tu ? demanda Umi qui percevait bien le malaise de sa femme.
L’ancienne tenancière ne put s’empêcher de sourire devant l’incroyable perspicacité de son mari.
– À Kaori…
– Kaori ?
– Oui, je me demande ce qu’elle fait et, surtout, j’espère qu’elle va bien, dit Miki avec difficulté. Et aussi Ryo et Mick, bien entendu, ajouta-t-elle précipitamment, comme prise de remords de les avoir oubliés quelques fractions de secondes. Ce n’est pas la première fois qu’on essaie de nous atteindre, Falcon, et pourtant…
Elle ne parvint pas à finir sa phrase tant l’émotion prenait le dessus.
Umi continua à balayer, sans la moindre once d’inquiétude, mais c’était un leurre, il était tout aussi soucieux que sa femme. À peine des policiers étaient arrivés sur les lieux qu’un nouvel appel avait été effectué pour signaler que d’autres incidents avaient éclaté. Ils y étaient… Falcon en était persuadé, la lourdeur, ce poids sur le cœur, quelque chose de grave venait d’arriver, ce quelque chose qui viendrait déséquilibrer leur vie, la quiétude qu’ils avaient pris tant de plaisir à apprécier durant ces dernières années.
Ce fut une voiture dont il reconnaissait le bruit du moteur, le changement des vitesses fait avec une certaine agressivité, qui le firent sortir de ses pensées bien sombres : Saeko était là. Surprenant. Il ressentait également la présence de Ryo et de Mick. Son sang se glaça : son intuition était bonne, un incident s’était produit.
Ses nerfs étaient contractés, son corps réagissait comme un robot à ses ordres. Ryo sentit un soulagement en apercevant Falcon et Miki sains et saufs mais une petite voix dans sa tête l’empêchait d’être vraiment apaisé, il ne savait toujours pas où était passée Kaori depuis leur dispute. Aucun retour, aucune information de la part de ses informateurs. Tout semblait s’être figé dans le temps.
Une heure s’était écoulée depuis leur rencontre… Où s’était réfugié Eiji ? se demanda Ryo tout en regardant, écoutant les explications que Mick livrait à leurs amis.
Le regard du Yakuza restait accroché à ses prunelles, ses phrases aussi…
Et lui, peut-être était-il aussi en retard depuis le début. Son cœur se serra. Quelque chose n’allait pas…
Pourtant leYakuza ne lui avait-il pas dit-il qu’il était l’Oya ? Le premier joueur, celui qui avait un coup d’avance. La brise qui s’était infiltrée via la baie vitrée criblée de balle, vint lui caresser le visage.
– Miki, as-tu vu Kaori ? coupa Ryo sans transition.
À son prénom, Miki se redressa et ses yeux devinrent flamme :
– Non… Elle n’est pas chez vous ? Puisque tu l’as écartée de ton aventure, rétorqua Miki qui sentait la colère gronder en elle.
Bien conscient d’avoir allumé la flamme, le nettoyeur se concentrait uniquement sur un fait : Kaori. Une montée d’angoisse lui envahit le cœur. Il était bien conscient qu’elle n’était pas chez eux, il était quasiment certain qu’elle n’était pas revenue après leur dispute, car selon ses habitudes, elle ne revenait que le matin.
Et si là encore, le scénario s’était modifié ? Et qu’elle avait souhaite changer un peu le décor ? Sans un regard pour les autres personnages, il se dirigea vers le téléphone pour appeler en premier lieu chez eux. Le néant. Ne se laissant pas démonter, il composa le numéro de la seule personne qui pouvait désormais le rassurer : Eriko.
Chaque sonnerie lui lacérait le cœur.
Bip
Bip
Bip
Aucune réponse, l’attente en était insoutenable. Une sueur encore plus glaciale lui paralysait les membres.
– Ryo ? Interpela Mick
– Je crois que Kaori est avec Eriko, peut-être se font-elles une petite virée, dit-il avec légèreté pour rassurer la bande et montrait qu’il maîtrisait la situation.
Cela en fut de trop pour l’ancienne mercenaire.
– Comment cela, tu crois ? s’emporta-telle en se précipitant face à lui.
Bien décidé à rester l’Oya, le nettoyeur se tourna vers elle.
– Kaori était sortie bien avant moi, se contenta-t-il de répondre car il ne se voyait certainement pas leur dire qu’une violente dispute les avait opposés.
Il déglutit. Il s’en voulait.
Alors qu’elle s'apprêtait à lui dire ses quatre vérités, Falcon intervint en prenant discrètement l’avant-bras de sa femme. Ce n’était pas le moment. Le plus important était que Kaori aille bien. Mais Miki n’écouta pas son mari car cela en était trop pour elle.
– Tu ne dis pas tout, Ryo ! Kaori est surtout perdue ! Par ta faute, accusa-t-elle en le pointant du doigt. Au fait, comment va Okuni ? Je suis persuadée qu’elle, tu sais où est-ce qu’elle est à l’heure actuelle, fulmina l’ancienne mercenaire alors que son mari tentait une seconde fois de la calmer.
Sa question s’était transformée en un couperet qui s’abattit sur lui. C’était exact. Il savait avec exactitude où était Okuni : chez elle. Il l’avait raccompagnée jusque devant chez elle. Avec deux indics postés non loin de là.
Kaori… Il l’avait laissée partir sans aucune tentative de la retenir tant la colère lui avait possédé le cœur mais aussi l’esprit. Il avait l’impression de se liquéfier sur place. Oh, il avait demandé à Queue-de-rats de la retrouver et de la suivre. Mais était-il parvenu à la retrouver ? Rien n’était certain. Il avait commis une faute, sous le coup de la colère, il ne pouvait pas le nier. Malgré sa culpabilité dévorante, Ryo détesta les regards posés sur lui. Il devait garder la tête froide, ne pas paniquer et se perdre en conjonctures… Shinjuku était vaste ! Kaori ne se rendait d’ailleurs jamais dans des lieux mal fréquentés lorsqu’elle sortait avec son amie. Elle allait bien, il en était persuadé, sinon il l’aurait senti au plus profond de lui-même.
L’Américain demeurait silencieux, et n’était pas des plus à l’aise pour parler de Kaori, sachant qu’elle avait dissimulé certains faits. Néanmoins il était inquiet, lui aussi. Perturbé par cette soirée catastrophique mais aussi par l’attitude de Ryo, il n’était pas convaincu qu’ils aient fait le bon choix en laissant Eiji s’envoler. Le soupçon s’était immiscé en lui, malgré cette absence d’aura. Loin de se sentir rassuré, au plus profond de lui-même, il avait davantage l’impression d’avoir été en face d’un jeune paumé, défoncé par la drogue, mais ce flou le perturbait. Ils devaient sans tarder reprendre contact avec lui, afin qu’il choisisse réellement son camp. Saeko mit fin à ce règlement de comptes qui semblait bien indécent vu des circonstances. Il s’agissait d’une perte de temps.
– Ryo !
Le nettoyeur se retourna vers elle, interpelé par son ton. Lorsqu’il aperçut son regard, il y vit beaucoup d’incompréhension mais aussi de l’angoisse. Bien entendu, il effaça le prénom Kaori qui hantait tout les esprits.
– Kabukicho brûle ! informa-t-elle avec un certain trouble.
Après avoir échangé quelques paroles avec Falcon et Miki, Saeko accompagnée de Ryo et Mick partirent en direction du Kabukicho dans un silence absolu, chacun plongé dans ses pensées, seul le ronronnement du moteur de la voiture comblait un peu le calme un peu trop pesant.
– Saeko, nous étions avec Eiji, ce soir, confessa-le nettoyeur les yeux rivés sur le décor qui défilait à vive allure.
– Comment ? s’exclama-t-elle en détournant la tête vers lui l’espace de quelques secondes avant de se concentrer de nouveau sur la route.
– Eiji était présent à cette soirée, c’est lui-même qui l’a organisé, continua Ryo bien décidé à ne plus laisser aucune zone d’ombre au tableau.
–Tu veux dire que tu t’es fait avoir comme un débutant en allant te jeter dans la gueule du loup, Ryo ? le fustigea Saeko.
– Non… Ils ont essayé de descendre Eiji en priorité.
– Je ne partage pas ton avis, Ryo, intervint l’Américain, sceptique.
Saeko semblait analyser les nouvelles données, les yeux rivés sur la route, mais la contrariété se peignit sur son visage.
– Je suis vexée que tu ne m’aies pas informée de cette soirée, Ryo, vous me mettez dans une mauvaise position ! Je vous couvre durant vos affaires et je l’ai toujours fait, mais je ne pourrais plus le faire indéfiniment et ici cela prendre une ampleur telle que je suis arrivée à demander de l’aide à un collègue d’Osaka… Les services d'Osaka sont aussi à pied d’œuvre car des faits inhabituels se déroulent là-bas en plus de l’assassinat du bras droit de Watanabe. Des yakuzas arrivent là-bas et créent des tensions avec les locaux.
– Osaka, murmura Ryo. Saeko, as-tu déjà entendu parler des Han-Gure ?
– Des Han-Gure ? répéta la jeune femme en fronçant des sourcils.
Malgré la fatigue, elle rassembla le peu d’énergie qu’il le restait pour tenter de se souvenir. Ce nom lui disait bien quelque chose en effet, mais rien de déterminé.
– Tu devrais diriger tes recherches de ce coté, conseilla le nettoyeur en se remémorant ce qu’Eiji lui avait dit.
La belle était à l’agonie. Les fumées l’asphyxiaient,
Kabukicho surgit d’un encadré.
« Kabukicho brûle ». La voix de Saeko résonnait encore dans sa tête bien que plus un seul mot n’eût été prononcé. Cette phrase lui revenait comme un boomerang en plein cœur. Il avait l’impression de perdre un être cher.
Kabukicho, cet univers d’idéogrammes incompréhensibles pour un grand nombre de touristes, Ryo l’avait toujours comparé une constellation de néons multicolores, peuplé d’escouades de garçons aux allures de star peroxydés et ces hordes de filles revêtues du sailor fuku, cet uniforme marin typique du pays, ou encore ces femmes travesties en maids gotiques.
Une fois qu’on franchissait le portique rouge aux allures de tori qui marquait symboliquement l’entrée du quartier chaud, les lumières irradiaient les lecteurs depuis de nombreuses années et la vitalité du lieu pouvait contaminer toute personne qui lui était encore étrangère. Le moindre bâtiment détenait un essaim de bars, de salons, de restaurants empilés les uns au-dessus des autres, chacun signalé par une enseigne au nom et aux couleurs agressifs pour attirer les clients.
Lorsque la voiture arriva aux abords de cette zone mythique, elle ralentit.
La vision que Ryo eut ressemblait à un scénario de mauvais goût : une épaisse fumée surplombait le quartier. Aucune activité, juste celle du feu qui dévorait ses entrailles.
Par automatisme, le nettoyeur regarda l’heure. Pourtant, à cette heure-ci, les travailleurs du sexe avaient déjà investi leurs lieux de travail, les clients erraient déjà de bar en bar, de soapland en love hotel, de sex shop en théâtre bondage ou en arcade de jeux électroniques. Qu’il aimait la chanson métallique des billes de pachinko et la voix sexy des rabatteurs qui emplissait les ruelles. La déglingue et la beauté étaient liées, il en aimait les nuances.
La passivité poussiéreuse et pudique du jour était effacée, en l’espace d’une heure, roulée comme un vieux décor qu’on mettrait de côté, la foule reprenait petit à petit possession du dédale des ruelles transfigurées pour la nuit. Les âmes esseulées souffrant de solitude et de frustration diverse affluaient dans l’espoir de revivre ne serait-ce qu’une heure.
Rabatteur, prostitués, gigolo ou encore les mamas san et boss yakuzas, les serveurs de restaurant ou les salariés des Konbini, supérettes ouvert vingt-quatre heure sur vingt-quatre, se rejoignaient ici, liés par un accord tacite, pour se coaguler dans un plasma lumineux. Abondance de rires, de sifflements de mécontentement, de gémissements de plaisir, de la détermination de ces milliers de voix entremêlées, celle du monde de la nuit.
Le mizu shobai.
Le commerce de l’eau n’avait plus aucun secret pour le nettoyeur. Seuls ceux ayant vécu dans ces lieux pouvait comprendre ce que le nettoyeur ressentait à cet instant en voyant le quartier à moitié calciné. Okuni, certainement. Il se sentit coupable d’avoir eu cette pensée pour elle, en sachant qu’il ne savait où se situait Kaori. Pourtant, il s’agissait de la stricte réalité.
Bien qu’il contournât le quartier en voiture, les dégâts et la violence lui sautaient aux yeux… Ils avaient dû y mettre les moyens pour attaquer en si peu de temps autant d’établissements, s’inquiéta-t-il. Le silence régnait dans l’habitacle tant les personnages étaient sous le choc face à un tel décor teinté de noir.
– Ryo, je crois qu’il serait raisonnable que je te dépose un peu plus loin, je n’ai pas spécialement envie qu’on me voie en votre compagnie pour le moment, expliqua Saeko en percevant les mouvements sporadiques mais nerveux d’attroupements dispersés par la police qui tentait tant bien que mal de contenir cet afflux humain.
D’un commun accord, les nettoyeurs décidèrent de prendre les ruelles secondaires pour constater les dégâts, voir quels établissements avaient été visés. La fumée empêchait de respirer correctement et surtout de voir distinctement les établissements vandalisés. Lorsqu’ils s’approchèrent du tori rouge, Ryo fut surpris de voir le monde autour de ce dernier. Jamais le portique n’avait accueilli autant de Yakuza au mètre carré lors d’une soirée. Les yeux étaient braqués en direction des ruelles investies par les camions de pompiers, les soldaient du feu combattaient contre cet ennemi qui avait déjà tant pris.
Une tension devenait de plus en plus vive à travers la foule composée essentiellement de yakuzas et de gérants dont les business partaient en fumée. Le calme devait être ramené au plus vite dans le quartier car il constituait une véritable poudrière. Les tensions entre les différentes communautés allaient être à leur apogée. La colère se percevait, les cris de mécontentement, les sifflets des policiers tentant de disperser les curieux et les personnes avides de revanche devant un tel sacrilège.
L’Américain accompagnait Ryo en silence, tout aussi désabusé que lui en découvrant ce décor saccagé. Il avait la désagréable impression qu’une main invisible était venue faire disparaître leur décor originel. Bien entendu, toute la colère qu’il avait envers Eiji refit son apparition à ce moment-là, le désignant coupable de cette situation. La frustration d’assister à une telle débâcle lui était intolérable.
Ryo prenait le temps d’analyser cette séquence choquante avant de repartir dans un encadré principal de la page tant il avait du mal à accepter que tout ceci soit la réalité. Il humait bien malgré lui cette odeur de cendres qui se répandait et menaçait de les étouffer. Ici, au Kabukicho, là où tout avait commencé pour Shiti Hanta. Ses premiers échanges avec Hideyuki Makimura. Une page se tournait dans leur histoire, il en était persuadé.
Le nettoyeur leva la tête, interpelé par une flamme au loin qui résistait encore. Le feu les poursuivait, songea-t-il en se remémorant la tentative d’incendie de la maison où s’était déroulée la soirée de Hanafuda. Le même mode opératoire. De sa démarche nonchalante, les mains dans les poches comme à son habitude, le nettoyeur se fondit dans le décor tel un shinobi ou encore un samouraï Minamoto… Si cher à l’auteur de cette fanfiction. Accompagné de Mick qui demeurait silencieux, il inspectèra chaque venelle bien que certains pompiers les pressassent de sortir de la zone sinistrée.
L’établissement dans lequel il se rendait quotidiennement pour boire un verre avait été touché. Il ne ressemblait pourtant en aucun point au Kabuki, ce n’était qu’un simple bar sans prétention. Pourtant, il n’avait pas été épargné, ainsi que d’autres bars qui longeaient la rue, tenus par des Japonais. Le nettoyeur sourcilla.
Après avoir parcouru quelques mètres, les nettoyeurs toussèrent car la fumée leur agrippait la gorge. Leurs yeux avaient du mal à rester ouverts tant l’atmosphère devenait irrespirable. On semblait les pousser à sortir d’ici.
– On devrait partir, Ryo, suggéra Mick qui n’aimait pas trop cette longue introspection méticuleuse qui faisait plus de mal que de bien.
Ryo ne semblait pas l’avoir entendu tant il était pris dans son état des lieux. C’est avec une colère de plus en plus pesante qu’il constata que plusieurs soaplands avaient été également attaqués. Ces établissements étaient tenus par des Coréens.
Il accéléra sa marche car il avait un mauvais pressentiment. Ce qu’il redoutait ce présenta devant ses yeux malgré le brouillard inquiétant :
Des restaurants végétariens tenus par des Chinois avaient également été vandalisés. Il ne s’agissait pas de véritables restaurants mais ils proposaient bien des végétaux. Cette chaîne appartenait à un gang de Chinois des plus virulents originaire de la ville diabolique : Shangai.
Kabukicho avait permis à ces immigrés de gagner facilement de l’argent grâce au racolage, à la prostitution ou à d’autres délits. Il n’avait pas été étonnant que la mafia chinoise s’installe dans Kabukicho, où nombre d’organisations criminelles japonaises avaient aussi leur quartier général.
L’attaque avait aussi bien touché les Japonais que les Coréens et les Chinois, mais chaque communauté y verrait certainement une provocation des plus violentes de la part des autres.
Son regard de charbon s’attarda à observer son décor de papier parti en fumée. Les prospectus promettant de passer du bon temps se dispersèrent dans le ciel tant il paraissait désormais inconvenant de promettre cette illusion de bonheur.
Un leurre. Ce n’était pas que lui ou City Hunter qui était visé, mais son univers tout entier. On le lui avait déchiré sans aucune pitié.
Cette histoire dépassait le cadre du manga Shiti Hanta, Ryo n’était qu’un détail, gênant, mais un détail pour cet initiateur sans visage bien décidé à aller jusqu’au bout de sa mission de destruction. Ses pensées se dirigèrent vers Goshi Murata qui avait été passé à tabac, mais aussi à Okuni dont on avait également supprimé le décor. Sans parler de Jimin-Jang à qui on avait ôté la vie.
Tous ces événements n ‘avaient été qu’une introduction à ce que cet Oni, ce démon, comptait faire depuis le début : détruire le centre névralgique de l’Andāwārudo qui se tenait ici. Son cœur battait ici. Le détruire voulait dire qu’elle était vouée à mourir.
Maintenant, Ryo comprenait peut-être pourquoi Inagawa, l’oyabun à la kiseru (煙管) et le Tigre de Ginza lui avaient proposé d’une manière indirecte une alliance. Toutefois, ils étaient restés dans la retenue, tous les deux car ils devaient craindre quelque chose. Des rumeurs d’attaque ou de déstabilisation avaient dû leur parvenir ; si le kabukicho s’affaiblissait, ils perdraient une très grande partie de leur pouvoir, sans compter l’argent qu’ils venaient de perdre.
C’était incroyable… Kabukicho n’était pas un quartier très étendu, à peine trois mille cinq cents mètres carrés, tout au plus. Cette zone qui semblait insignifiante était devenue malgré tout le paradis pour la mafia.
Face à toutes les pensées qui le submergeaient, Ryo savait avec certitude qu’il allait devoir prouver qu’il n’était pour rien à ce mouvement de destruction. Il combattait les criminels. C’était un fait, mais peut-être était-il aussi hypocrite que les autres en profitant aussi de ce monde de malfrats. Ne fermait-il pas les yeux en se rendant dans leur établissement pour y passer du bon temps ?
Les Coréens le tenaient déjà pour responsable de la mort de Jimin-Jang. Étant le nettoyeur numéro du japon, et l’étalon de Shinjuku qui exerçait son talent ici et qui avait eu plusieurs entretiens avec des oyabun, il revêtait ce soir le masque parfait du coupable.
Après avoir parcouru toutes les ruelles sinistrées, les nettoyeurs décidèrent de retourner dans la rue principale où se dressait le célèbre portique, dont la robe clinquante d’un rouge agressif prenait une tout autre signification en cette nuit : on avait saigné Kabukicho.
Lorsqu’ils reparurent à la lumière des gyrophares bleus qui balayaient le noir de ces pages, les visages se tournèrent vers eux : tout le gratin du monde de la nuit, était là ! Dans toute sa diversité, aussi bien les Japonais, les Coréens mais aussi les Chinois.
Des auras meurtrières se réveillèrent à leur vue, bien décidées à trouver les coupables de cette attaque. Des chuchotements se firent entendre tendis que les hurlements des sirènes fendaient l’air saturé de nervosité.
Le son semblait être une nouvelle fois coupé, il ne voyait que les mouvements des lèvres, les visages crispés, déformés par la colère qui les habitaient. Ryo voyait Saeko au loin au téléphone.
Il analysait avec calme la situation. Cela pouvait ressembler à de l’indifférence : il n’en n’était rien. Son cœur était scindé en deux. Tant qu’il n’aurait pas des nouvelles de Kaori, il ne pourrait pas s’impliquer entièrement dans ce nouveau rebondissement.
Mick, jusqu’alors silencieux, s’était mis au second plan, car il avait besoin de réfléchir mais aussi de maîtriser cette colère qui s’intensifiaient au fil des lignes de ce chapitre. Il s’apprêtait à prendre la parole mais fut contrarié par l’attaque d’un Chinois qui tenta de décocher une droite au nettoyeur japonais. Ryo l’esquiva cependant.
Le Chinois n’en resta pas là et tenta une nouvelle attaque, la rage au ventre.
– Connard ! Comment tu oses montrer ta face ici ? s’époumona-t-il, ivre de colère.
Les cris de rage, de frayeur, se mélangeaient aux paroles du Chinois. Galvanisé par la foule qui réclamait justice, il dégaina un couteau et tenta de l’atteindre. Le nettoyeur trouva son comportement pathétique, attrapa d’une main le poignet du Chinois et le serra avec force, obligeant ce dernier à lâcher son arme blanche. Malgré sa propre colère, Ryo était bien décidé à maîtriser le jeu, et surtout à ne pas perdre son sang-froid. Pourtant, ce n’était pas l’envie qui lui manquait de pulvériser cet homme qui se débattait comme un poulet.
Pourtant, une voix lui revenait de manière lancinante en lui affirmant qu'il demeurait l’Oya de ce chapitre.
– On se calme ! ordonna le nettoyeur fatigué de voir l’homme égaré par la colère gesticuler dans tous les sens.
Il le repoussa d’une main, et le fit choir au sol.
– C’est de ta faute, qu’est ce que tu avais besoin de te rapprocher des oyabun ? Et pourquoi Watanabe est ici, hein ? Tout le monde est au courant ! Tu fricotes aussi avec lui, Saeba ? Tu as de nouveau changé de bord ? s’écria le Chinois dans un rire nerveux mais rempli de moquerie après s’être rapidement relevé.
– Je ne fais aucun business avec qui que ce soit, je suis un simple garde du corps, ironisa Ryo qui ne souhaitait en aucun cas avoir ce genre de discussion avec lui.
Elle était trop lourde de conséquences.
– Garde du corps ? Mon cul ! hurla le Chinois excédé en crachant par terre pour montrer toute sa répulsion envers le nettoyeur. La source de tous nos soucis depuis quelque temps, c’est toi ! Tu ferais mieux de t’effacer, Saeba, garde du corps, accusa-t-il en le pointant du doigt. Tout le monde est au courant que Watanabe est ici pour toi ! Et vient nous chercher des noises ! Tout le monde ici essaye de gagner son pain et…
Il fut interrompu par une explosion. Des cris de stupeur vinrent remplacer les élucubrations de l’homme. Des flammes venaient de faire voler en éclats la vitre d’un établissement non loin d’eux. Un attroupement de pompiers qui tentaient tant bien que mal de faire leur travail se précipita vers les flammes rebelles tandis que les policiers débordés par la colère des badauds ne savaient plus quelle attitude adopter face à ce règlement de comptes au cours duquel un autre incendie de toute autre nature pouvait se déclarer.
– Tout ça, Saeba, hurla encore le Chinois en montrant du doigt les établissements incendiés, tout cela, tu vas le payer !
L’homme allait reprendre sa tirade mais le nettoyeur avait décidé de clore cette séquence avec lui.
Il n’était plus apte à écouter les sornettes du Chinois. Elles le fatiguaient et, surtout, il avait besoin de réfléchir. Aussi le nettoyeur s’éloigna de lui, laissant Angel s’en occuper. Ryo reprit sa marche à travers le quartier, son monde depuis de nombreuses années.
L’air était saturé d’escarbilles, étouffant, le bourdonnement des voix s’entrelaçait aux hurlements des sirènes des voitures de police et de pompiers. Cette agitation ambiante mettait en lumière la détresse du Kabukicho qui agonisait mais se battait pour vivre. Le sang, la colère affluaient dans ses veines, et se déversaient dans chaque venelle pour ensuite se concentrer en son cœur représenté par l’illustre et célèbre tori rouge. Que les lecteurs ne n’oublient pas s’ils l’admirent un jour.
Bien qu’il ne se laissât pas guider par ses sentiments, Ryo vivait cela comme une véritable blessure physique, violente. Pourtant déjà colorié de noir, son monde vacillait encore plus vers l’obscurité. Peut-être était-il arrivé à ce moment tant redouté, celui auquel il se sentirait dépassé ? Il était remonté contre lui-même, contre ses agissements envers et contre Kaori, mais aussi contre sa propre décision de laisser filer Eiji… Pourtant, son for intérieur lui hurlait qu’il avait bien fait. En se remémorant sa rencontre avec Eiji, cette partie de koi-koi, un frisson lui parcourut le dos tant cet homme inspirait le trouble. Son regard, c’est son regard sans fond qui le perturbait. Et s’il l’avait manipulé ?
Mick observait le nettoyeur qui s’était éloigné de lui. Bien qu’il demeurât un gaijin aux yeux du milieu, voir Kabukicho en partie incendié ne le laissait pas indifférent. Mais ce qui le dérangeait le plus était de voir son ami aussi meurtri bien qu’il ne laissât rien paraître. Bien évidemment. Toutefois, il commençait à bien le connaître. Son attention fut attirée par un homme qui se dirigeait vers le Japonais. Ryo perçut une respiration saccadée, des pas qui se rapprochaient par derrière lui. Il avait cru, l’espace d’un instant, que c’était Eiji, mais sa raison reprit le dessus. Il se retourna : Nezumi, son précieux indic.
– Saeba ! parvint à s’écrier Queue-de-rat avec grande difficulté tant il était essoufflé.
Étonné, Ryo le considéra avec insistance mais aussi avec inquiétude. Son visage avait viré au rouge et pris une expression douloureuse certainement due à la course, mais il perçut également une tension dans sa voix. Cela ne présageait rien de bon.
– Nezumi ?
– Sae… Sae… ba, articula l’indic avec difficulté.
Nezumi se courba pour regagner son souffle par de grandes inspirations.
– Putain, je devrais reprendre le sport, marmonna-t-il, chagriné par sa propre condition physique déplorable.
Ryo montra son impatience.
– Ryo… Il faut… Que tu viennes… parvint enfin à expliquer l’indic.
– Où ?
– Chez toi… Il s’est passé quelque chose, mec… Je… Suis désolé… Je traçais Kaori depuis le début de la soirée, elle avait rejoint une amie, elles se promenaient au parc Yoyogi (代々木公園) la discussion semblait vive… elle, enfin… … Et plus d’une fois, Kaori s’est retournée dans ma direction. Pourtant j’ai fait attention… Elle s’améliore, la petite ! Mais après… Elle m’a eu, je l’ai perdue de vue.
– Tu l’as perdue de vue… C’est pour ça que tu viens me voir en catastrophe ? aboya le nettoyeur excédé par cet homme qui le rendait soudainement nerveux.
– Non… Saeba, c’est grave, annonça Nezumi qui s’avança encore plus vers le nettoyeur comme pour mieux appuyer ses dires
Mais son courage sembla s’envoler aussitôt. Il baissa les yeux…
– On m’a prévenu que… Que…
– Que quoi ? insista le nettoyeur.
Les yeux de Nezumi, hésitants, tendus, luisaient de peur d’affronter le nettoyeur numéro un du Japon ; sa bouche se crispait tant qu’il avait du mal à parler.
Perdant définitivement patience, Ryo l’attrapa par l’encolure de sa veste et le secoua.
– Parle ! Nazumi !
Queue-de-rat hocha la tête.
– J’étais sur chome Jingumae à leur recherche depuis longtemps, quand un mec qui bosse pour moi est venu m’avertir qu’on avait… Trouvé… Trouvé le corps d’une femme tuée par balle… juste devant chez toi. La police est déjà sur place, Ryo. Je suis… Désolé… Désolé, je ne sais pas si c’est elle, je ne sais pas… finit-il d’une voix éteinte, étouffée par le sentiment d’échec.
Il n’osait pas regarder Ryo en face tant ce qu’il venait de lui dire paraissait irréel.
Ryo le relâcha comme si il venait de se brûler les mains, les yeux rivés à cet homme qui venait de lui donner une nouvelle qu’il avait du mal à assimiler.
L’Américain qui avait assisté à toute la scène comprit qu’il se passait quelque chose de grave et se précipita vers son partenaire.
– Ryo ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
Les yeux rivés à son indic, Ryo ne répondit pas, ce qui inquiéta encore plus l’Américain.
– Qu’est ce qu’il y a ? insista-t-il en remarquant que le nettoyeur paraissait être ressorti des encadrés de la page.
Cela n’était qu’un simple cauchemar… oui un cauchemar, bientôt il se réveillerait, Tout ce qu’il venait d’entendre était sans consistance, sans fondement. Son cœur semblait s’être figé, sa respiration avoir stoppé. Tout ses os se mirent à crier. Des bourdonnements horribles vinrent lui envahir les oreilles. Il percevait la voix de Mick en arrière-plan mais ne comprenait pas ce qu’il disait.
Sans vraiment comprendre, ils avaient dû sauter plusieurs lignes, voire tout un paragraphe, car il se retrouva assis à côté de Saeko dans la voiture qui roulait à vive allure.
Lorsqu’ils arrivèrent à proximité de l’immeuble aux briques rouges, Ryo ressentit une présence des plus désagréables : la Mort. Elle générait une lourdeur, une tension des plus caractéristiques que ses sens percevaient. Elle était là. Ses muscles se contractèrent, son cœur affolé tenta de prendre le contrôle de sa raison, mais il ne l’autorisa pas. Hors de question. Des voitures banalisées de police, des barrières, quelques noctambules, aussi, s’étaient regroupés, formant comme un amas humain dans l’obscurité dans cet encadré principal occupant toute la page.
Une scène surréaliste au pied de son immeuble, jamais vue dans le manga. Les voix lointaines de Saeko et Mick parvinrent à ses oreilles mais n’étaient qu’un brouhaha incompréhensible. Une pression douloureuse s’exerçait sur ses tempes, son esprit et son regard ne réussissaient pas à se détacher de cette illustration digne de l’Apocalypse. Ce fut le claquement de la porte qui lui fit comprendre qu’il était sorti de la voiture et se dirigeait vers cette confrontation des plus sordides. Rien ne semblait se peindre sur son visage. Aucune émotion. Et pourtant le tonnerre grondait en lui.
Ce fut Saeko, également responsable de cette enquête, qui ouvrit en jouant des coudes le chemin, suivie de près par les nettoyeurs, pour atteindre le périmètre de sécurité mis en place. Les deux hommes, mal à l’aise d’avoir tous ces yeux de policiers braqués sur eux, se retrouvèrent devant l’immeuble aux briques rouges. Leur entrée, leur maison, songea Ryo qui avait du mal à réaliser que tout ceci s’était passé ici… Devant chez eux. Il aperçut la masse blanche étalé sur le sol, la nausée le saisit ; Kaori, pensa-t-il.
Il répéta son prénom encore et encore comme pour se rassurer ou se convaincre que tout ceci n’était pas vrai. Il attendait… Mais qu’attendait-il au juste ? Il ne savait pas tant ses émotions tentaient de l’anéantir. Chaque pas qui le rapprochait d’elle lui paraissait interminable, le temps semblait s’être arrêté, chaque pas qu’il effectuait nécessitait un effort important, ses jambes lui paraissaient lourdes, si lourdes. Il avait l’impression de marcher dans du sable qui venait lui emprisonner les pieds. Il attendait la connexion, il devait vérifier si ses sens s’étaient trompés ou non.
« Vous êtes l’Oya. »
La voix d’Eiji, un murmure à la puissance d’un vacarme vint se fracasser dans sa poitrine. Un cri de fureur en provenance de son cœur voulait s’échapper de son corps devenu bien trop étroit pour contenir cette douleur des plus immondes, Ryo se détacha de son propre corps pour se voir s’accroupir à côté de Saeko qui dirigeait sa main au dessus du drap blanc, comme la main du Yakuza planant sur les cartes de Hanafuda. Cette voix sans timbre répéta :
« Vous êtes l’Oya. »
– Oh, no ! Kazué, hurla Mick dont le cœur vint se briser en mille éclats.
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