Chapitre 11 :: L'enfance perdue Publiée: 16-05-05 - Mise à jour: 16-05-05 Commentaires: A partir d'ici, nouveaux chapitres. J'essaierai de répondre à toutes les (éventuelles) reviews au fil des publications. Faut bien fidéliser le client! lol
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Ryô resta un instant à écouter le silence de la chambre. Il soupira puis se décida à regagner la sienne. Il avait souhaité le meilleur pour Kaori, peut-être même avec elle, mais la vie prenait décidément un malin plaisir à leur compliquer les choses dès qu’il prenait ce genre de décision.
Il ferma soigneusement la porte derrière lui et décrocha son téléphone. Il tenta d’appeler sur la ligne directe du commissariat, en vain. Il jeta un coup d’œil à sa montre : onze heures ; pourtant elle était en général à son bureau à cette heure. Il tenta un second numéro, et son interlocutrice répondit à la première sonnerie.
- « Alors ? »
- « Bonsoir également, et non, je ne dormais pas, merci. Pour répondre à ta question, j’ai déjà quelques éléments… Et je te préviens, ça ne va pas te plaire. J’ai l’impression que les policiers de l’époque ont fait la grève du zèle sur ce dossier… »
- « Vas-y, je m’attends déjà au pire ».
- « La version officielle, je te l’ai déjà donnée : un homme décide un matin d’expédier ses petits camarades de bureau ad patres, parvient à en descendre un, et se fait tuer dans sa fuite… L’enquête a été réduite au strict minimum, comme toujours lorsque le coupable a la politesse de passer l’arme à gauche. J’ai juste les procès-verbaux d’interrogatoire de ses patrons et des témoins, et c’est là que ça cloche : j’ai eu l’impression de lire sept fois la même déclaration. C’est presque du copier-coller ! Globalement, ça donne : « il est arrivé très énervé, est entré dans le bureau du patron, puis on a entendu des coups de feu. Je ne sais rien de plus. Nous ne discutions jamais. Il ne parlait à personne. Mais je sais qu’il était instable ces derniers temps et qu’il pouvait être violent. ». Personne ne sait rien, il a claqué un fusible, et voilà tout. Tu peux me dire combien de fois ça arrive, des témoignages aussi concordants ? »
- « Gunda a été interrogé, je suppose ? »
- « Interrogé me paraît être un grand mot pour le torchon que j’ai devant moi. On reste en surface, aucune question pertinente. Je suis prête à parier que celui qui a écrit ça lui a fait des courbettes tout au long de l’entretien. En résumé, il ne connaît pas ses employés personnellement, tout ce qu’il sait c’est qu’Hisaishi lui a demandé une augmentation qu’il a refusé, l’autre a sorti son arme pour le tuer, il l’a loupé mais a eu le secrétaire particulier. Sa déposition est d’une concision absolue pour quelqu’un qui a échappé à la mort de peu. »
- « Et pour l’enfant ? »
- « Il n’en est fait mention nulle part, en dehors du compte-rendu de Makimura père. Il était à proximité lorsqu’il a capté l’appel. Il l’a poursuivi pendant un moment, et puis à l’extérieur de Tokyo le type a tenté une manœuvre désespérée et a perdu le contrôle du véhicule qui a fait plusieurs tonneaux Le type est sorti de la voiture avec le bébé, et comme il avait toujours son arme Makimura a eu peur pour l’enfant et lui a tiré dessus, en visant les jambes. Malheureusement, il était très mauvais tireur et il l’a atteint dans le dos. Le pauvre type a juste eu le temps de lui confier sa fille, de lui dire qu’elle était orpheline et qu’elle s’appelait Kaori. Fin du rapport. »
Ryô ferma les yeux. Il pouvait voir la scène, imaginer ce qu’avait dû ressentir le policier après avoir tiré. Il comprenait mieux pourquoi il avait pris en charge la petite Kaori alors même qu’il avait perdu sa femme peu de temps avant et qu’il avait son fils à élever. Il devait bien ça à Hisaishi. Et à Kaori aussi.
- « Il n’a pas cherché la famille d’Hisaishi ? »
- « C’est là où ça devient curieux. Les parents n’ont pas voulu entendre parler de leur fils ni de leur petite fille. Apparemment, ils avaient un solide contentieux, et les liens avaient été rompus plusieurs années auparavant. Quant à sa maison, elle avait été désertée. Impasse totale. Il a pourtant indiqué que le voisinage avait parlé d’un couple avec deux enfants, qui était parti un peu plus tôt le même jour. »
- « Je veux tout ce que tu pourras me donner. Les noms, les adresses, tout. Et Gunda Corporation ? »
- « Je n’ai pas trouvé grand-chose en si peu de temps. J’ai effectivement mis la main sur pas mal de dossiers dans les archives où ce nom est mentionné, mais uniquement en tant qu’assureur, ce qui complique les recherches par mots-clés. Chose surprenante, cette société a payé des sommes faramineuses à ses clients dans le cadre de garanties cambriolage. Tu ne voudrais pas m’en dire plus, par hasard ? »
- « Si tu savais tout ce que j’ai envie de te dire, surtout en tête-à-tête… Mais je dois garder mes mystères pour te séduire ! Mais si tu le souhaites, je suis là dans cinq minutes avec ce qu’il faut pour une nuit de folie ! »
- « Je préfèrerais deux aspirines, merci. Mais avant, il y a autre chose : le dossier Hisaishi a été consulté à deux reprises depuis qu’il est archivé, dont une fois tout récemment… Mais je n’arrive pas à lire la signature du lecteur. »
- « Il ne te reste plus qu’à mener ta petite enquête, grand détective. Je n’aime pas le hasard, surtout quand il se manifeste de la sorte. Et sur le flic qui a consulté les dossiers de Gunda Corporation ? »
- « Mais c’est pas possible, tu n’es jamais content ! Tu sais combien de temps il m’a fallu avant de te trouver tout ça ? Tu ne voudrais pas le numéro de téléphone portable de Miss Japon, non plus ? »
Un silence éloquent lui répondit et Saeko regretta instantanément de lui avoir dit ce genre de chose. Elle pouvait imaginer Ryô dans son numéro du parfait petit vicelard, bave aux lèvres et masque de demeuré profond. Quant au reste, elle préférait ne pas descendre plus bas.
- « Ryô, je vais raccrocher et te laisser à tes déviances libidineuses. Mais je te rappelle gentiment que Miss Japon est fiancée avec le champion de sumo en titre. Bonne nuit ! »
- « Attends ! Je te parle sérieusement, là : Sayuri lui a demandé de se renseigner sur Gunda Corporation il y a quelques semaines seulement, et comme par hasard le dossier Hisaishi est consulté récemment. Quelque chose cloche. Ce type a forcément fait le lien, et pourtant il n’a pas abordé le sujet avec elle. Pas normal. »
- « Que vient faire Sayuri dans cette affaire ? »
- « C’est une longue histoire… qui exige un long tête à tête ! Quoi qu’il en soit, je veux tout savoir sur ceux qui ont consulté le dossier. »
- « Je vais continuer à creuser, mais tu sais que j’ai besoin de dormir pour garder mon teint de rose ! C’est donc tout pour le moment. Mais Ryô… l’ensemble a été classé un peu trop vite à mon goût, même si ça peut s’expliquer par le décès du principal intéressé. Je pense qu’il y a eu complicité de chez nous. »
Ryô eut un petit rire. Voilà qui ne l’étonnait pas particulièrement. Il souhaita bon courage à Saeko et raccrocha.
*********
Saeko raccrocha brutalement et balança son téléphone à travers la pièce vers le canapé, manquant Makoto de peu.
- « Hey, attention ! Je n’y suis pour rien ! Tirez pas sur l’ambulance »
- « Oups pardon mon cœur. »
« Mon cœur ». Mais elle débloquait totalement, à présent. Tout ça c’était la faute de Ryô, comme toujours. Non seulement il troublait leur intimité au meilleur moment, mais en plus il se permettait de lui donner des ordres !
- « Qui était-ce ? »
- « Peu importe. Il ne nous dérangera plus. »
Elle se lova contre lui et l’embrassa pour couper court à toute question : elle se voyait mal discuter de son « ami » Ryô Saeba, bien connu du milieu et des services de police.
- « Tu es sur une nouvelle enquête ? »
- « Plutôt une ancienne… »
- « C’est donc ça qui occupe ta jolie tête, ce soir ? J’ai l’impression que tu es ailleurs. Je peux peut-être t’aider ? »
- « Je préfèrerais que tu t’occupes de moi » susurra-t-elle, câline.
- « C’est précisément ce que je fais non ? »
Ses lèvres descendirent le long de son cou, cherchant les points sensibles qu’il commençait à trop bien connaître. Saeko savoura chaque caresse, sans parvenir à s’abandonner tout à fait, comme toujours. Elle se demandait ce qui lui avait pris de répondre à Ryô en présence de son amant : en général elle était plus que discrète. Elle avait pris soin d’être suffisamment imprécise et de ne pas citer Gunda Corporation, mais elle se devait d’être plus prudente : faire le lien entre elle et City Hunter reviendrait plus ou moins à dire adieu à sa carrière, et elle ne connaissait pas encore assez Makoto pour lui livrer ce genre de secrets. Un jour, peut-être…
***********
Ryô s’allongea sur son lit, frustré : il sentait d’instinct que cette affaire allait leur exploser à la figure, sans pouvoir expliquer pourquoi. Les éléments s’imbriquaient trop facilement, tout était trop lisse : si le dossier Hisaishi avait été si clair, pourquoi en demander communication ? Certainement pas pour avoir une soi-disant promotion : le dossier était déjà résolu. Pas non plus par curiosité malsaine : il s’agissait d’un simple meurtre avec un coupable avéré et décédé. Et quant à Gunda Corporation, les flics auraient dû mettre leur nez dans ces dossiers depuis bien longtemps.
Il alluma une cigarette et observa les volutes de fumée monter vers le plafond. Il avait plus que jamais envie de rendre visite à ce Monsieur Gunda. Il était au centre de toutes les pistes. C’était lui qui était la cause, directe ou indirecte, de la mort de Junishi Hisaishi, lui qui avait placé Kaori sur sa route. Dans sa tête se rejouait une scène bien précise : des hommes sans visage se poursuivaient, et soudain un coup de feu déclenchait les pleurs d’une petite fille. Kaori était née sous le signe des armes et de la violence. Peut-être que sa vie était avec lui, finalement.
Elle était née aussi sous le signe des mensonges, du silence : celui de son père adoptif, celui de Makimura, le sien… Il repensa aux bribes de conversations qu’il avait perçues à travers la porte, à la douleur dans sa voix.
« La tristesse de ne pas avoir de souvenirs d’anniversaires heureux, moi aussi je la partage », lui avait-elle dit un jour.
« La tristesse de ne pas savoir qui on est, d’où on vient, à qui on ressemble, je la partage avec toi, Kaori.», soupira-t-il.
Un grattement léger à la porte le sortit de ses pensées. Il se redressa vivement et alla ouvrir : Sayuri se tenait, toute droite, mains jointes.
- « Ryô… je suis désolée de vous déranger, mais je n’arrivais pas à dormir… Question de décalage horaire peut-être : il est plutôt l’heure de manger pour moi… Et puis surtout nous n’avons pas fini notre conversation. »
- « Entrez ».
Ryô s’effaça, mais Sayuri resta immobile… Son regard erra d’un caleçon accroché au lustre à un tas de revues à la couverture explicite, pour revenir sur Ryô. Le souvenir de son regard libidineux lors de leur première rencontre s’imposa soudain, et elle recula d’un pas, massue à la main.
Ryô cligna des yeux, déconcerté, avant de se rendre compte que sa chambre avait l’aspect d’un lupanar privé. Il se composa en catastrophe le visage de l’innocence même, sortit de sa chambre, ferma la porte et poussa Sayuri vers la cuisine.
- « Une tisane ça vous dit ? Oh oui, excellente idée, vraiment excellente, passez devant je vous en prie ! »
Toujours méfiante, Sayuri garda un œil sur Ryô qui s’activait devant l’évier, le temps d’oublier la vision d’un caleçon à cœurs rouges et de savoir par quel bout commencer son histoire. Le passé, le présent, tout se mêlait dans sa tête.
Lorsqu’il posa une tasse fumante devant elle, elle tenta une autre approche.
- « Vous vous souvenez de ma première visite ? »
- « Comment l’oublier… »
- « Lorsque nous étions seules, dans cette horrible cellule, j’ai craqué, je lui ai tout dit. L’espace d’un instant j’ai senti qu’elle était déstabilisée, et puis elle s’est mise à rire. Sur le moment je n’ai pas réalisé ce que ça voulait dire, d’autant que nous étions dans une situation pour le moins délicate. Ce n’est que bien plus tard, à New-York, que j’ai compris : pour qu’elle envisage ne serait-ce qu’un instant que j’étais bien sa sœur, il fallait qu’elle sache qu’elle avait une autre famille, quelque part. Vous saisissez ? »
- « Vous avez raison. Kaori sait depuis longtemps qu’elle a été adoptée ».
Sayuri releva la tête, surprise, mais le visage de Ryô, debout face à elle, était impassible. Elle le défia du regard : elle détestait se sentir manipulée, et elle détestait encore plus ce côté « surhomme ». Il ne semblait jamais surpris, jamais décontenancé, jamais en colère… Et ça la rendait dingue !
- « Et si on jouait franc jeu, pour une fois ? Vous savez très bien que je ne veux que le bien de Kaori, alors pourquoi me cachez-vous ce genre d’information ? »
Ryô soutint son regard un instant et se rendit à l’évidence : elles avaient bien le même sale caractère têtu et vindicatif. Il réprima un sourire et s’assit face à elle.
- « Je ne sais pas grand-chose à vrai dire. On n’en a parlé qu’une fois, quand elle n’avait que 17 ans. On ne se connaissait pas, elle était paumée, à la dérive, elle avait besoin de parler à quelqu’un, et je me suis trouvé sur sa route au bon moment. Elle m’a seulement dit qu’elle avait été adoptée. Elle n’a jamais abordé le sujet depuis, même à la mort d’Hideyuki, et je n’en ai jamais su davantage. Ironie du sort, il m’avait également choisi pour faire ses confidences : son père lui a ramené Kaori, tout bébé, un beau jour. Nous avons tous les deux appris le reste ce soir, en même temps. »
Ils restèrent silencieux longtemps, face à face. Sayuri faillit lui reprocher cette manie d’écouter aux portes, mais elle savait qu’elle en aurait fait autant si elle avait été à sa place. Il s’inquiétait pour elle, voilà tout.
- « Sayuri, puisque nous en somme à jouer cartes sur table : de quoi vous souvenez-vous à propos de votre père, de votre enfance? »
- « Je n’ai aucune image de notre vie ensemble. Je n’avais que deux ans lorsqu’il est parti. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ma mère ne le portait pas dans son cœur. Petite, lorsque je posais des questions sur lui, elle changeait systématiquement de sujet. Ce n’est que peu avant sa mort qu’elle m’a expliqué la raison de sa colère, en me parlant de leur divorce. Et je comprends encore mieux aujourd’hui. Mon père était un voleur et un kidnappeur. Il l’a trahie. »
Ryô resta silencieux. Telle une enfant blessée, elle refuserait d’entendre la possibilité que son père n’ait été qu’un pion dans le plan de Gunda. Quant à lui révéler de quelle manière son père était mort et dans quelles circonstances Kaori avait atterri dans la famille Makimura, c’était tout simplement impossible.
Il était déstabilisé par cette situation singulière : il était au cœur des secrets d’une famille dont il ignorait pour ainsi dire tout, sans pouvoir déterminer ce qui était le pire, du mensonge ou de la vérité. Chaque mot pouvait faire souffrir ou libérer…
- « Quant à mon enfance… Je peux seulement vous parler de la douceur de ma mère, de sa force, de son énergie à rendre notre vie belle malgré les soucis d’argent. Ce n’était pas évident pour elle tous les jours, et pourtant elle a réussi, seule. »
- « Elle ne s’est jamais remariée ? »
- « Jamais. Je n’ai jamais vu un seul homme passer le seuil de notre maison.
- « Pourquoi n’a-t-elle jamais recherché son mari et sa fille ? »
Il décida finalement de se taire, encore une fois : il lui fallait être certain de ce qui s’était passé plus de 20 ans auparavant, pour permettre enfin à deux jeunes femmes de se tourner vers l’avenir.
- « Je vous promets de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous rendre heureuses, toutes les deux ».
C’était bien la seule chose qu’il pouvait promettre…
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