Hojo Fan City

 

 

 

Data File

Rated R - Prosa

 

Autore: patatra

Status: In corso

Serie: City Hunter

 

Total: 23 capitoli

Pubblicato: 02-03-11

Ultimo aggiornamento: 19-07-22

 

Commenti: 159 reviews

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GeneralDrame

 

Riassunto: City Hunter n’existe plus. Après avoir accepté une mission, Kaori rencontre un homme qui veut détruire City Hunter et qui y réussit. Qui est cet homme ? Que veut-il à Ryo ? Comment réagit Kaori ? Pourquoi Ryo perd-il son ange ?

 

Disclaimer: Les personnages de "Le vent", excepté celui de Keiji, sont la propriété exclusive de Tsukasa Hojo. Le personnage de Keiji m'appartient exclusivement.

 

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   Fanfiction :: Le vent

 

Capitolo 23 :: Il est une magie (partie II)

Pubblicato: 19-07-22 - Ultimo aggiornamento: 19-07-22

Commenti: Bonjour à tous, Bon, j'avoue vouloir publier assez rapidement la suite du chapitre 22 et peut-être me suis-je précipité? Me suis-je fourvoyé? Ce chapitre est un peu singulier, largement basé sur des dialogues, un peu une histoire dans l'histoire, j'espère qu'il vous plaira. Pensez qu'il me plaît de créer un certain équilibre dans un chapitre et le 23ème est à mettre en résonnance avec le précédent. Situations, sujet, ambiances, lieux etc. Bonne lecture à ceux qui poursuivent l'aventure avec moi. Pour info, le chapitre 10 a été mis à jour, largement étoffé de plus de 2000 mots. Merci pour vos commentaires. Pat

 


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***Retour commentaires***  

 

Je me permets de répondre à Didinebis et à Indya:  

*Chère Didinebis, merci pour ta lecture attentive de cette fic et pour tes commentaires enthousiastes et motivants. Cette seconde partie ne traite pas de ce que tu avais supposé; j'espère qu'elle ne te décevra pas. Petit à petit, nous nous dirigeons vers la fin de l'histoire et je comprends ton impatience à retrouver tous les héros. Ils arrivent, ils arrivent!  

*Chère Indya, quel plaisir de te trouver toujours là. Je comprends que le temps te paraisse long. Non mais plus de 10 ans qu'elle est commencée cette fic, c'est du délire! Parfois, je t'avoue j'ai envie de mettre la clé sous la porte car j'ai été trop ambitieux pour une première histoire et j'aime pas les fics à rallonge. Seulement je tiens bon pour donner l'éclairage nécessaire à ceux qui m'ont suivi. Je me disperse beaucoup, tu le sais, c'est que j'ai d'autres histoires qui me correspondent davantage aujourd'hui, dans CH mais aussi dans d'autres fandoms, sans parler de celles qui ne sont pas publiées. Et puis je ne suis pas un auteur fidèle, et mon inspiration est plus que fluctuante. Je peux toutefois te dire que je ferai mon possible pour terminer cette fic. Il reste peu de chapitres au final. Cinq j'imagine. Alors accroche-toi Indya ;)  

 

***Fin retour commentaires***  

 

 

 

 

 

Chapitre 23 : Il est une magie (partie II)
 

 

 

 

 

 

Il était dix heures trente lorsque Mick arriva devant le magasin d’Eriko. La devanture était sobre et parfaitement entretenue, absolument fidèle à ses souvenirs. Il y avait une impression d’immuable dans l’étrange contemplation qui rendit l’américain nostalgique. La dernière fois qu’il était venu ici, Kaori l’accompagnait. Il est des choses qui semblent faussement inaltérables, pensa-t-il.  

 

La vitrine où s’étalaient des tenues d’un goût exquis trahissait le luxe de l’endroit, aucun prix d’ailleurs n’était affiché ; pourtant, un charme authentique se dégageait de la boutique, une âme. Ici, on ne s’adressait pas qu’au porte-monnaie de la cliente, on voulait qu’elle se sente à l’aise, écoutée, conseillée. Considérée. Mick ne put réprimer un léger sourire. Éprouvait-il le besoin d’être à l’aise, écouté, conseillé ? Considéré !  

 

Eriko était une grande professionnelle et maîtrisait parfaitement et de longue date les codes de la mode, les codes des affaires, du business. Souvent, elle l’avait impressionné par son bagout, par l’étendue de son réseau social où se bousculaient toutes les femmes influentes de Tokyo, tout autant que par l’ambition qui la dévorait et dont elle ne se cachait pas ; malgré tout, ce qui était le plus prégnant chez elle était la Passion ; la passion de la création, son goût pour l’esthétisme, une curiosité jamais rassasiée. Oui, Eriko était une redoutable femme d’affaire et une artiste passionnée à l’inspiration visionnaire, cependant, elle ne brillait pas par son altruisme ou son empathie. D’aucuns décriaient sa superficialité et son égoïsme, Mick la devinait plus nuancée, plus incernable ; indiscutablement Princesse dans l’âme mais aussi une personnalité complexe et difficilement accessible derrière la carapace. Et puis elle était la plus ancienne amie de Kaori. Tout cela rendait la jeune styliste particulièrement intéressante aux yeux de l’américain. Son instinct l’avait poussé à la visiter ce matin-là après la débâcle de la veille, et il était convaincu qu’il trouverait ici les réponses aux questions existentielles qu’il ne parvenait pas à formuler.  

 

Il pénétra dans la boutique. Le territoire sur lequel Eriko régnait en maître absolu ressemblait à un cocon surprotégé en plein Ebisu ; de sublimes vendeuses s’y affairaient pour satisfaire une clientèle sélecte. Très vite, il fut salué et de magnifiques sourires se dessinèrent sur les lèvres parfaitement dessinées qui l’accueillirent. Comme à son habitude, il étala un charme ravageur tout en remerciant les jeunes femmes qui proposaient leur aide dans la recherche du cadeau parfait pour sa fiancée. Évidemment, c’est dans le rayon lingerie qu’il jeta son dévolu et il se mit à zieuter avec un peu de bave aux lèvres les modèles les plus sexy qu’il découvrit. C’est qu’on ne se refait pas !  

 

Eriko apparut quelques minutes plus tard après qu’on l’eut avertie de la présence d’un étranger, certainement américain, lubrique, bizarre et même un peu inquiétant, qui suppliait les vendeuses d’essayer des dessous chics car il ne connaissait pas les mensurations de sa fiancée mais il avait néanmoins la mémoire tactile – à ce qu’il prétendait – et s’il pouvait toucher, il parviendrait à retrouver l’information chiffrée. Habituée à mâter ce genre de pervers, la styliste vint à la rescousse de son personnel.  

 

Bien qu’elle n’eût pas dû être surprise par l’identité dudit client obsédé, elle resta pantoise en découvrant le visage séduisant de l’américain, une bouffée de chaleur investit aussitôt ses reins et la paralysa. Le blond leva le regard vers elle et contempla le visage traversé par l’émotion.  

 

— Est-elle… ? murmura la jolie brune.  

 

« Non », se contenta-t-il de secouer la tête.  

 

Était-elle quoi ? Revenue ? Non, Kaori n’était pas revenue !  

 

Eriko recouvra vite la maîtrise de ses joues et s’approcha de son client pour le saluer tièdement.  

 

— En quoi donc puis-je t’être utile alors ? s’enquit-elle sur un ton professionnel qui déplut à l’ancien nettoyeur.  

 

Mick avait parfaitement conscience du manque de nouvelles ou de contacts que la jeune femme lui reprochait implicitement. Elle ignorait beaucoup, sinon tout, de l’évaporation de son amie d’enfance et l’ensemble de la bande se faisait bien trop discrète auprès d’elle.  

 

Pour Eriko, la réalité avait été quelque peu brutale mais il lui avait fallu l’admettre : c’était bien Kaori qui était le lien nécessaire, le ciment de sa relation au groupe de marginaux. Cependant, si elle avait été délaissée, elle n’avait pas été complètement abandonnée. Miki et surtout Ryô passaient régulièrement au magasin, Saeko continuait de lui acheter des tenues, tout comme Reika. Kazue lui téléphonait parfois aussi pour discuter. Pour autant, cela faisait des mois qu’elle n’avait pas vu le blond américain.  

 

— C’est un cadeau pour Kazue que tu recherches ? Je peux t’aider à choisir ce qui lui plaira. Notre nouvelle collection correspond parfaitement au style de ton amoureuse, proposa-t-elle en faisant glisser les cintres sur le portant pour dévoiler de superbes modèles de lingerie fine.  

— Non, non, protesta-t-il, contrariant la recherche de la styliste en posant une main sur la sienne pour geler son mouvement. Je ne suis pas venu pour un cadeau, j’aimerais bien parler avec toi. Enfin, si tu en as envie et si tu es disponible bien sûr. Un café, ça te dirait ?  

— Parler ? répéta-t-elle, sceptique.  

— Prendre de tes nouvelles, parler de Kaori, parler chiffons, euh, je veux dire créations…, plaisanta-t-il lourdement. Enfin, me faire pardonner d’avoir été aux abonnés absents si longtemps.  

 

Eriko observa attentivement l’homme qui lui faisait face dans une fébrilité inhabituelle. Visiblement, Mick avait besoin d’une oreille attentive et l’avait élue confidente du jour, ce qui était rarissime la concernant. Seule Kaori l’envisageait dans ce rôle si éloigné de ce qu’elle dégageait au quotidien.  

 

Elle sourit pour donner son accord.  

 

— Avec plaisir. Viens, je t’emmène dans un café dont je suis absolument fan.  

 

Il avait craint un lieu branché et surpeuplé mais c’est une ambiance tamisée, des fauteuils confortables et une salle quasi-déserte qui les accueillirent chaleureusement. Ils prirent place l’un en face de l’autre et commandèrent rapidement. Lorsqu’ils furent servis et après les échanges et banalités d’usage, les sujets délicats purent être abordés sereinement.  

 

— Je ne t’en veux pas Mick, ne me crois pas susceptible à ce niveau-là. Peut-être ai-je été un peu déçue du manque de confiance que vous m’accordiez mais…  

— Ce n’est pas un manque de confiance Eriko, je t’assure. C’est que nous-mêmes sommes un peu perdus, ça a été si brutal, si définitif et puis… et puis nous avons si peu d’informations. Tu n’as pas de nouvelles de Kaori toi non plus ?  

 

Pour le nettoyeur, la question était capitale et lui brûlait les lèvres depuis de longues minutes.  

 

— Non, non, aucune. Miki me pose souvent la même question, tu te doutes bien. J’ignore tout de là où se trouve Kaori. Je désespère un peu, je te l’avoue, mais je me dis que les faits doivent être très graves pour qu’elle ait décidé de disparaître de la sorte, que je dois l’accepter.  

 

Un silence accueillit ses paroles. Le couple se perdit quelques instants dans une contemplation réciproque de désolation.  

 

— Miki m’a dit ce qui s’était passé, confia la jeune femme. Ryô aussi en quelque sorte.  

 

L’américain fronça les sourcils, interpellé que le brun se soit confié à l’amie d’enfance de sa partenaire.  

 

— Hum… Ne te fais pas d’idées, c’était très édulcoré et certainement m’a-t-il menti aux entournures ; du moins je le soupçonne. Il ne m’a dit que ce qui l’arrangeait et j’ai pris le parti de tout croire, de ne pas être indiscrète, de ne pas le pousser dans ses retranchements.  

— C’est possible ça ? allégea un peu le blond avec un sourire complice. Il semblerait que tu aies gagné en sagesse !  

— Pppfffff, je ne m’offusquerai pas, vipère ! Mais vois-tu, sans nouvelle de Kaori, il me faut garder contact avec ce grand benêt qui risquerait bien de disparaître également de ma vie si je devenais trop curieuse ou trop envahissante. On serait alors bien avancé, non ?  

— Oh Eriko, ne t’inquiète pas, Ryô ne disparaîtra pas, la rassura immédiatement l’américain. Ni de ta vie, ni de Tokyo. Il est fidèle en amitié et je crois qu’il a besoin de nous, comme de cette ville qui a forgé son mythe. Il peut être dingue tu sais mais il a cette lucidité-là.  

— Je sais… finit-elle par admettre douloureusement, songeuse. C’est bien la seule lucidité que je lui reconnais...  

 

Elle se tut quelques instants avant de reprendre :  

 

— Miki m’a un peu éclairée sur les faits qui ont amené Kaori à quitter Tokyo, Saeko et Reika ont fait de même mais ça me semble vraiment opaque… pour ne pas dire obscur. Incompréhensible, presque. Je n’ai pas osé insister pour avoir plus de détails ou des précisions supplémentaires, je ne me sentais pas légitime dans mes exigences ; c’était comme pénétrer votre intimité par effraction. Vous êtes tous si fusionnels qu’il n’est pas facile de s’ingérer, tu sais. Au final, réclamer des explications m’a paru infliger une blessure supplémentaire, j’ai préféré m’abstenir.  

 

Le blond observa attentivement la jeune styliste. Elle lui confiait ses états d’âme sans fioriture ; il ne pouvait nier qu’ils n’avaient pas été à la hauteur avec elle.  

 

— Tu ne nous as pas habitués à être si pondérée, remarqua-t-il à voix haute.  

— Je n’ai pas eu l’impression d’avoir le choix… j’ai préféré la réserve.  

— Décidément, tes réactions m’étonnent ! renchérit l’américain. Kitahara, discrétion, tempérance, modération, que de paradoxes !  

 

La brune darda ses prunelles autoritaires sur le sourire malvenu de son vis-à-vis.  

 

— Vous avez tout cadenassé, vous étiez joignables mais, quand je parvenais à avoir quelqu’un au bout du fil, passée la certitude qu’il ne s’agissait pas d’informations sur Kaori, on m’opposait une fin de non-recevoir. Il m’a fallu débarquer au Cat’s pour comprendre la gravité de la situation. Quant à toi, tu n’as pas répondu à mon message.  

— Message unique, tu n’as pas insisté !  

— Non, je n’insiste pas. Je suis comme ça.  

— Tu aurais dû ! Il fallait me secouer… je pensais que tu étais du genre à secouer tes interlocuteurs.  

— On parle de la sphère privée là, pas du business. En affaire, je suis un vrai requin, quand je mords ma proie, je ne lâche rien. Tout était différent nous concernant, je pensais être votre amie ! Et puis… – elle hésita – et puis j’ai compris que vous alliez mal, tellement mal. Je n’allais pas…  

 

Elle se tut et fit jouer ses doigts manucurés sur sa tasse. Mick comprit au regard fuyant comme eux tous avaient fait preuve d’égoïsme dans la manière dont ils avaient considéré la styliste. Lui ne s’était pas préoccupé d’elle un seul instant. Il avait géré sa peine, son incompréhension, la rage qui lui serrait le gosier, il avait tenté de prendre soin du noyau de leur groupe mais en avait omis la périphérie.  

 

Eriko faisait partie de la périphérie et elle en avait pris pleinement conscience, en était éminemment blessée.  

 

— Je suis désolé, balbutia-t-il. Ça n’était pas intelligent, ni sensible de notre part.  

— Pas grave… chacun gère comme il peut… mais elle me manque à moi aussi.  

 

Le blond écarquilla les yeux et accusa la gifle invisible qu’on venait de lui asséner.  

 

— Ça prend de la place l’absence, non ? jeta-t-elle simplement.  

 

Quelques nuages stratiformes gagnèrent les iris marins de son ami. Comment faisait-elle pour être si clairvoyante ?  

 

— Oui, bafouilla-t-il. C’est exactement ça. Ça prend de la place l’absence.  

 

Un silence envoûtant les enveloppa tous deux dans une étrange complicité. Et chacun de savourer l’instant volé à la férocité du destin.  

 

— Peux-tu me dire tout ce qui s’est passé ? demanda-t-elle soudain. J’aimerais que tu me dises tout, absolument tout.  

— Oui, répondit-il après quelques secondes de réflexion. Oui, je vais te dire tout ce que je sais mais je crains ne pas savoir absolument tout.  

 

C’était pour échanger sur le sujet qu’il avait débarqué au magasin, pour s’entretenir de l’absente, cerner qui était véritablement la femme dont il était tombé amoureux, dont chaque qualité de cœur l’avait enchanté, dont il avait naïvement cru qu’elle n’était que soleil. Il espérait qu’on l’éclaire, qu’on l’aide à prendre de la distance, qu’on l’écoute. Mais il venait de prendre conscience comme il est tout aussi important d’écouter les autres avant de se plaindre de ne pas l’être soi-même. Les relations humaines sont complexes et l’on doit tout autant que l’on nous doit. Il décocha un sourire charmeur à son accompagnatrice, elle s’affichait aujourd’hui très différente de ce qu’il avait cru deviner d’elle, elle ne déguisait rien, n’emmiellait pas, elle acceptait de dévoiler une sentimentalité dont on la croyait dépourvue.  

 

Il avait bien fait ! Oui, il était judicieux d’être venu la trouver. Il allait apaiser le cœur et les doutes de la demoiselle et elle aussi, très certainement, saurait apaiser son cœur et ses doutes.  

 

Il fallut à Mick de longues minutes de narration pour se délester de son fardeau. Il était étonnamment plus facile de s’épancher avec Eriko dans un lieu public, qu’avec celle qui partageait sa vie au quotidien dans l’intimité de leur appartement. Il avait souvent l’impression de se heurter à un mur d’indifférence avec Kazue, ou plutôt était-ce un mur de lassitude, il n’aurait su dire. Peut-être valait-il mieux parler à une oreille moins proche de lui, moins engagée. Il observa le visage mobile d’Eriko qui suivait avec attention son récit. Non, Eriko n’était pas moins engagée que sa petite amie dans le drame qui se jouait depuis de longs mois, elle avait juste été tenue à distance. Elle n’avait pu s’engager auprès d’eux comme visiblement elle l’aurait souhaité.  

 

Lorsqu’il eut terminé, n’omettant rien de ce qu’il savait, de ce qu’il avait deviné ou simplement cru deviner, il laissa échapper un long soupir de frustration puis se mura dans un silence pesant. Eriko avait la tête qui tournait. Sans même qu’elle ne le réalise, son cou était rentré dans ses épaules à la manière d’une tortue apeurée et son visage était, chose rare, inexpressif. Ses yeux n’avaient pas quitté l’américain et s’étaient même focalisés sur les lèvres narratrices, en avaient fixement suivi les confidences, le seul sens de l’ouïe ne permettant pas d’en capter les nuances les plus douloureuses.  

 

— C’est incroyable, murmura-t-elle après quelques secondes.  

— Hum, acquiesça le blond sans la lâcher des yeux.  

 

Ils burent quelques gorgées de café et laissèrent l’ambiance se tendre davantage.  

 

— Quelle relation Kaori a-t-elle noué avec cet homme ? questionna bientôt Eriko, ne s’embarrassant pas de précaution.  

— Je l’ignore.  

— Elle est tombée amoureuse de lui, réfléchit-elle à voix haute.  

— C’est une question ? se tendit-il, goûtant très peu la conjecture de la styliste.  

— Non, souffla-t-elle en plongeant son regard nippon dans le cérulé de son vis-à-vis. Non, je connais Kaori. Elle a toujours été entière et jamais inconséquente.  

— Où veux-tu en venir ?  

— Là où tu ne veux pas que je m’aventure… sur le terrain des sentiments.  

 

Le blond arqua un sourcil de désapprobation.  

 

— Je crois Eriko que ton imagination s’enflamme et tu poses sur la situation des mots qui sont complètement inexacts. Kaori n’a jamais été amoureuse que d’un seul homme.  

— Ryô ? interrompit brusquement la styliste. Bien sûr que Kaori était folle de Ryô mais peut-être que tout a changé. Peut-être qu’au contact de son ravisseur, elle a pris conscience que ses sentiments qui, entre nous, ne trouvaient aucun écho chez son partenaire, pouvaient s’exprimer pleinement avec un autre. Un autre qui lui offrait la réciprocité. Et de là une histoire d’amour…  

— Tu enjolives tout ça d’un romantisme qui frise le ridicule. On n’est pas dans la conception d’une nouvelle ligne de prêt-à-porter. J’ai l’impression que tu te sers de cette histoire comme d’une inspiration.  

 

Un rictus de contrariété s’installa sur les lippes féminines. Mick cédait à l’impulsivité et la blessait sans même le réaliser. La croyait-il vraiment versant dans le romantisme et la guimauve ? Et le mot prêt-à-porter était une insulte à ses créations.  

 

— Si tu ne veux pas voir, qu’y puis-je ? le défia-t-elle. Mais reconnais au moins que tout concorde avec une histoire d’amour. Il l’a sauvée.  

— Après l’avoir menacée.  

— Elle court le retrouver.  

— As-tu seulement entendu tout ce qu’il lui a fait subir ?  

— Je ne fais que retracer ce que tu m’as raconté.  

— Tu ne retraces pas, tu interprètes.  

— Avec mon regard de femme extérieure à l’histoire. N’est-ce pas pour cela que tu es venu me voir ?  

— Certainement…  

— Nous ignorons ce qu’il y a eu entre eux lorsqu’elle était captive. Un coup de foudre.  

— Elle ne nous a rien dit de cela, lança l’américain amèrement. Ne tire pas de conclusion hâtive.  

— Comment pouvait-elle dire cela, ce sont ses actes qui parlent pour elle. Elle a dissimulé, elle l’a protégé.  

 

Une tension malaisante s’invita entre les deux amis. Mick ne partageait pas l’avis de la jeune styliste, ou tout du moins, il refusait d’envisager la possibilité d’une trahison plus intime que professionnelle, alors qu’en son for intérieur, il en était convaincu. Y avait-il seulement un doute possible ?  

 

— Dans ses bras, elle semblait si sereine, si confiante… si tu avais vu… Putain, c’est inenvisageable, tu m’entends Eriko ! gronda-t-il en labourant sa chevelure blonde de ses doigts gantés.  

— Qu’est-ce qui est inenvisageable Mick ? Que Kaori s’éprenne d’un autre ou qu’elle désaime Ryô ?  

 

Un regard sévère sonda les prunelles d’un brun presque noir. Eriko disait tout haut ce qu’elle pensait et ça le déstabilisait.  

 

— Les deux certainement…, consentit-il à reconnaître. Kaori et Ryô, c’est juste…  

— Juste quoi ?  

— Une seule entité, répondit-il sans réfléchir. Ils ne vont pas l’un sans l’autre, je ne saurais pas expliquer. C’est comme ça et ça ne peut pas être autrement.  

— Serais-tu jaloux qu’un autre ait réussi là où tu as échoué ? demanda-t-elle simplement.  

— Quoi ? s’exclama-t-il à mi-chemin entre la surprise et la colère, dardant sur elle des prunelles incendiaires.  

— Ben oui, je me souviens qu’à une époque, tu as essayé de la séduire. Tu semblais particulièrement… in love.  

 

L’annonce avait de quoi décontenancer. Mick n’avait pas de souvenir précis de la styliste à cette époque ; pour lui, elle n’existait simplement pas.  

 

— Kaori m’en a parlé, éclaira-t-elle.  

— Ah ?  

— Elle était plutôt troublée, continua Eriko. Ne crois pas qu’être courtisée par un séducteur comme toi est anodin. J’ai souvenir qu’elle n’y croyait d’abord pas, qu’elle te pensait intéressé et manipulateur puis, petit à petit, elle s’est rendue compte que tu étais sincère… Tu l’étais, n’est-ce pas ?  

 

L’américain ne fit qu’acquiescer d’un signe de tête. La discussion était complètement inattendue.  

 

— Mais son amour pour Ryô était plus fort que tout. Je suis désolée de te dire ça mais tu ne pouvais pas le détrôner. Il était l’élu ; et il a aussi fait tout ce qu’il a pu pour te mettre des bâtons dans les roues.  

— Elle a été consciente de tout ça ? murmura l’ancien nettoyeur.  

— La prendrais-tu pour un lapin de six semaines ?  

 

Un petit rire secoua les épaules solides, parfaitement ceintes dans un costume hors de prix.  

 

— Oui, je dois dire que oui, je la prends pour un lapin de six semaines.  

— Alors tu la connais mal, précisa inutilement Eriko. Et il semblerait que cet homme ait réussi à l’atteindre là où il était imprévisible qu’elle puisse l’être.  

— Ppfff, souffla Mick Angel. Tu continues de parer de rose cette histoire en omettant la réalité du terrain. Il n’y a rien de romantique à risquer sa vie, à être kidnappée, à subir l’oppression, la séquestration. Kaori, puisque tu la connais mieux que quiconque, peut-elle s’amouracher d’un yakuza tel que celui-là ? Derrière lui, il n’a laissé que cadavres et désolation.  

— Bien sûr que pour moi, le chaos qu’il a semé est inqualifiable et effrayant mais Kaori voit certainement la situation complètement différemment. Elle l’a vécue de son côté à lui. Elle a un pied dans chaque camp, elle est la seule à connaître tous les protagonistes.  

— Et que fais-tu de Ryô ? Que fais-tu de leur duo ? de leur couple ?  

 

La styliste resta muette quelques longues secondes. Il était pour elle nécessaire de bien peser ses mots pour exprimer le plus clairement possible ce qu’elle en pensait.  

 

— Tu as raison sur de nombreux points Mick. Je n’imagine pas Kaori sans Ryô, ni Ryô sans Kaori d’ailleurs. Depuis que je les connais, leur complicité m’éblouit, ils sont inextricablement liés.  

 

Elle entremêla ses doigts pour symboliser la symbiose qu’elle et lui avaient cru indestructible.  

 

— Il avait beau être odieux et désagréable, continua la jeune femme, je voyais bien qu’il n’y avait qu’elle qui comptait vraiment. C’était si évident, même pour moi qui ne voulais pas voir.  

 

Elle stoppa son laïus et replongea dans ses souvenirs avec le couple de nettoyeurs. Elle n’avait pas fait exception à la règle. Elle était tombée amoureuse de celui qui la courtisait lourdement mais qui l’avait secourue tel un chevalier des temps modernes. Malgré des sentiments naissants, elle avait dû rapidement renoncer devant l’évidence d’une relation qui tait son nom mais qui crie à qui veut bien voir comme elle est d’une inégalable puissance, passionnelle et irrationnelle.  

 

— Hum, persiffla le blond en contemplant le trouble sur les joues de son vis-à-vis. Si je comprends bien, toi aussi tu es tombée sous le charme de Ryô Saeba.  

— Il me faut avouer que je le trouvais diablement séduisant, concéda-t-elle en tentant de maîtriser le feu de ses joues. D’ailleurs, je ne suis pas la seule à être tombée sous son charme. Je crois que ta Kazue aussi s’est entichée de ton rival.  

— Ha ha ha ! rit de bon cœur l’américain. C’est de bonne guerre Princesse Eriko ! C’est que Kazue ne me connaissait pas encore, vois-tu. Je ne suis pas aimé par défection, surtout ne crois pas ça.  

— Jamais je ne croirais ça, souffla-t-elle sincèrement.  

 

L’œil du blond frisa tandis qu’il goûtait l’aveu.  

 

— Pourtant, il me faut avouer que ce fichu lascar a vraiment du succès. Kaori, Kazue, toi… et toute une ribambelle d’autres…  

— Tu vois Mick, reprit sérieusement Eriko. C’est pour tout ça que je pense que Kaori est tombée amoureuse de cet inconnu. Elle n’est pas comme toutes les clientes qui tombent amoureuses de son partenaire en fin de mission. Si Kazue, ou moi, ou toutes les autres avons succombé, c’était parce que Ryô nous avait vaillamment protégées. Ryô, il est tellement... Lorsqu’on le voit à l’œuvre, lorsqu’il parvient à renverser une situation que l’on croyait désespérée, on est victime d’un charisme dont lui-même n’a pas conscience. On se sent en sécurité auprès de lui. Et bon sang, cette animalité qu’il dégage est la plus sexy de l’univers. Comment résister ?  

 

Angel écoutait avec attention. Le discours n’était pas nouveau, il savait tout cela, le magnétisme de son ami, son invincibilité, sa pugnacité, son adresse, sa force… Rien ne le surprenait dans ce qu’Eriko développait et pourtant, il lui semblait qu’un voile allait se lever sur cette histoire.  

 

— Continue.  

— Mais Kaori est différente. Ce n’est pas la force de Ryô qui l’a séduite, ce ne sont pas ses talents ou sa virilité ; bien que tout cela confère à ses yeux un charme évident, il ne faut pas être naïf. Non, Mick, ce qui a conquis le cœur de Kaori ce sont les faiblesses de Ryô, ses incertitudes, ses souffrances, son essence la plus intime et la plus sombre. Peut-être même ses horribles défauts et ses vices, va savoir. Kaori, quand elle aime, elle aime le lumineux mais encore plus le côté obscur, elle aime dans son entièreté. Elle est étrangement attirée par la facette la plus noire d’un individu. Elle l’a décelée chez Ryô, elle l’a décelée aussi chez toi. Certainement l’a-t-elle décelée chez cet homme ; et elle analyse différemment les événements que tu juges si durement. Puis n’oublie pas qu’elle a, chevillé au corps, l’esprit de sacrifice. Sauver son prochain. C’est presque sacerdotal chez elle, une mission qui la dépasse. N’y a-t-il pas à chercher de ce côté pour expliquer comme elle a chaviré pour lui ?  

— Tu as une vision un peu restreinte de l’amour, rebondit l’américain après quelques instants de réflexion. L’amour c’est aussi de l’attirance, des pulsions. Du charnel.  

— Et il me semble qu’avec Ryô, elle n’avait rien de tout ça.  

 

Eriko avait raison et, lui, souffla de déconvenue.  

 

— Je sais, ne put-il qu’approuver. Je suis d’accord avec ton analyse mais ça ne suffit toujours pas. Du moins, pas en ce qui me concerne.  

— Tu as raison. Il reste et restera toujours une dimension mystérieuse dans l’essence même du sentiment amoureux. C’est ce qui en fait son exception, sa beauté, sa rareté. Il y a de l’inaccessible pour ceux qui observent, de l’impalpable, de l’incompréhensible. Et seuls les intéressés savent. C’est la magie de l’Amour.  

— La magie de l’amour, répéta, songeur, le blond américain.  

 

Avait-il seulement accès à ça ? Et était-il venu trouver Eriko pour qu’elle lui donne une leçon sur le sujet ? Assurément non. Non, et pourtant ce qui traversait les lèvres parfaitement dessinées de rouge le fascinait au-delà de ce qu’il était en mesure d’admettre.  

 

La jeune femme lui tendit un sourire auquel il répondit avec douceur.  

 

— Ne trouves-tu pas le sacrifice cher à payer pour cette magie ? Aujourd’hui, on ne sait même pas où se trouve Kaori !  

— Je sais.  

— Peut-elle seulement être heureuse loin de nous, loin de Tokyo, … loin de Ryô ?  

— Loin de Tokyo ? souligna la styliste, interpellée.  

— Aujourd’hui, il n’est pas raisonnablement envisageable qu’elle soit encore ici. Avec Miki nous avons fouillé chaque recoin de chaque bas-fond et il n’y a pas trace d’elle depuis cette fichue journée, à part ces quelques nuits dans un hôtel miteux.  

— Il ne peut rien lui être arrivé de très grave, n’est-ce pas ? s’inquiéta la brune soudainement étreinte d’un doute terrible.  

 

L’américain releva les yeux et se hâta de dédramatiser pour apaiser celle qui envisageait le pire.  

 

— Non, interjeta vigoureusement le blond. Peut-on croire un seul instant que Ryô n’a pas veillé à ce point précis ?  

— Non, souffla Eriko, tu as raison. Tout comme tu as raison sur le fait que Kaori ne peut être heureuse loin de nous, loin de Tokyo, loin de Ryô.  

 

Il est une réalité qui l’avait souvent frappée. Les regards. Combien en avait-elle surpris ? Ces enchevêtrements inextricables qui ponctuaient tous les moments qu’elle partageait avec le célèbre duo. Ils pouvaient être verts, violents et menaçants, surtout quand tort il y avait à redresser chez l’obsédé notoire. Ils étaient souvent bleus, complices et débordant de confiance quand il s’agissait d’affaire professionnelle. Lors des pires combats, ils se teintaient de gris, de sincère angoisse, la protection de Kaori surpassant de loin la réussite de la mission. Parfois la passion les colorait de nuances orageuses, de rouge carmin. Une fois, Eriko avait surpris le regard incandescent de Ryô sur les épaules de sa plus ancienne amie, les pupilles dilatées, les sourcils contractés. La styliste en avait été troublée de longues semaines, le souvenir de cet orage tumultueux dans les iris habituellement impénétrables soulevant chez elle une certitude bouleversante : les sentiments de son amie étaient simplement réciproques. Ryô l’aimait aussi !  

 

— Eriko, si tu savais comme je m’en veux, confia soudain l’américain d’une voix que la styliste jugea étranglée.  

 

L’inattendue confession de celui qui lui faisait face coupa court à ses réflexions. Elle posa des yeux ronds et interrogateurs sur le visage tendu. C’était abscons. Si la brune devinait les tourments de l’absence et ceux de l’incompréhension et du doute concernant toute l’affaire, elle n’avait pas appréhendé les tourments de la culpabilité. À l’écoute attentive de l’histoire, il ne lui avait pas semblé que le nettoyeur américain avait démérité d’une quelconque façon. Au contraire, il avait accompagné merveilleusement son ancien partenaire, il n’était pas dans le jugement de Kaori et il apparaissait comme une épaule empathique auprès des autres membres de leur groupe.  

 

— Pourquoi ? Mick, tu n’as strictement rien à te reprocher.  

— Le jour de sa libération, j’ai tenu Kaori dans mes bras Eriko, poursuivit-il gravement, c’était juste après l’épisode du hangar. Un moment étrange et intense comme on en vit peu et dont chaque détail est gravé dans ma mémoire. Elle s’est abandonnée à moi, tu comprends ? J’ai eu accès à toutes ses émotions… son désarroi… la désolation, la peur, le chagrin… c’était immense, c’était incommensurable. Ça la débordait de partout, ça la submergeait. Elle était en miettes. Et moi, j’ai stupidement mis ça sur le compte du traumatisme de la bataille, des épreuves de la séquestration, de ce qu’elle avait dû affronter ou subir. Une connerie de ce style. Je n’ai pas considéré l’abîme de son cœur. Je n’ai vu que le sang qui maculait son visage et qui se mêlait à ses pleurs.  

 

Le blond fit une pause et scella son regard à celui de la styliste. Pour une raison qu’il ne cernait pas, il souhaitait capter plus que son attention, il voulait parler à sa sensibilité, nouer une relation affective profonde, il voulait être absolument sincère. Il ne voulait pas dissimuler ou déguiser. Pour la seconde fois en deux jours, il arracha le cœur qui s’obstinait dans sa poitrine et le présenta sans fard, palpitant au creux de ses mains. Oui, il renonçait à toute bravade ou rodomontade, se dévoilait sans masque.  

 

Étonnée, Eriko considéra l’organe déraciné bondissant que son ami lui tendait avec confiance.  

 

Une offrande ?  

 

Une vague d’émotion s’abattit sur elle et noya sa belle assurance. Que voulait-il ? Qu’elle s’en saisisse, qu’elle le console, qu’elle en prenne soin ?  

 

L’hésitation s’insinua dans ses doigts. Peut-être tremblèrent-ils un peu. Ce fut fugace, imperceptible, mais ses doigts tremblèrent. Le blond contempla la morsure des dents éclatantes sur le pourpre de la lèvre inférieure. Elle hésitait. Mais l’indécision s’évanouit tout aussi brusquement qu’elle était née ; dans un élan irrépressible, la brune jeta ses mains en réconfort, les glissa dans les paumes gantées, se coula dans le contact intime qu’on lui proposait.  

 

C’était chaud.  

 

Ses joues virèrent vermillon sous l’œil ému de son admirateur. Il referma quasi instantanément ses doigts sur les mains graciles, les emprisonna doucement, les retint dans les siennes. Un sourire complice unit les deux bouches impressionnées ; et l’un et l’autre d’être stupéfaits devant la similitude de ce sourire. Ils ne faisaient qu’un.  

 

Mick baissa les yeux sur les mains qu’il étreignait. Les japonais n’aimaient pas les effusions affectives, ne partageaient pas ses goûts pour le contact physique. Lui était tactile, depuis toujours ; il y avait fort à parier que la styliste, habituellement réticente à laisser voir ses sentiments, se protégeait des gestes trahissant sa sensibilité. Aujourd’hui, avec lui, elle baissait la garde, elle se dévoilait.  

 

— Peut-être n’aurais-je pas dû les laisser tous les deux seuls ce putain de jour maudit, grogna Mick. J’aurais pu désamorcer la bombe, jouer les conciliateurs, apaiser les rancœurs. J’ai bien senti la détresse de Kaori et j’y suis resté sourd. Volontairement sourd. J’ai cédé à ma propre colère, j’ai partagé celle de mon pote, son amertume, sa... déception. Je l’ai simplement abandonnée. Oui Eriko, je l’ai sciemment livrée à la fureur de Ryô.  

— Tu ne peux pas dire ça ! interjeta Eriko, les mains toujours enserrées par les poignes étrangères. S’il y a une chose que nous enseigne la vie Mick, c’est qu’on agit du mieux qu’on peut à un instant t. Il est inutile de nourrir des regrets, de refaire le monde avec des « si », de regarder le passé au travers du prisme du présent, tout est alors déformé, amplifié, vidé de sa spontanéité. Laisse-moi te dire que je n’aurais pas fait mieux que toi. Kaori n’est pas blanche comme neige dans l’histoire et il est compréhensible que tu lui en aies tenu rigueur sur le moment. C’était inévitable au vu des événements. Et puis, Ryô s’est positionné en maître du jeu, il ne t’a pas vraiment laissé le choix.  

— J’aurais pu agir autrement. M’imposer, m’interposer.  

— Non, tu ne pouvais pas. Il n’y a hélas personne à blâmer pour ce qui est arrivé. Et surtout pas toi Mick.  

 

Un long soupir vida la poitrine oppressée, et le vent ainsi créé en chassa le fardeau.  

 

— J’aime ton indulgence et ta compréhension, souffla le blond à l’attention de la jeune styliste à l’ego surdimensionné.  

— Il est rare qu’on m’accorde ces qualités, se moqua-t-elle d’elle-même avec un sourire resplendissant. Hélas pour moi, ici je ne fais preuve de rien de tout ça, c’est toi qui te juges trop sévèrement. Moi je vois juste la réalité telle qu’elle est.  

 

Le temps se distordit soudain et se para d’un silence embarrassant dont le blond était l’instigateur. La confidente battit des cils devant le regard braqué sur elle qui semblait manger son visage. L’homme qui lui faisait face l’analysait avec attention et minutie comme s’il souhaitait la décrypter, lire ses expressions les plus significatives. Une appréhension serra la gorge de la styliste. Sans vraiment maîtriser son réflexe, ses yeux coulèrent sur l’endroit où ils se rejoignaient, ses doigts abandonnés à la chaleur de l’étreinte de son ami. Ses dents vinrent de nouveau maltraiter la lèvre inférieure. Comment avait-elle pu oublier qu’ils étaient maintenant reliés ?  

 

Un sourire narquois releva la commissure droite du sourire masculin tandis qu’il assistait au malaise de la styliste. Les yeux bruns se voilèrent de fâcherie.  

 

Elle détestait.  

 

Oui, elle détestait qu’on s’intéresse à elle de cette manière-là. Elle adorait être dans la lumière, dans la représentation. Elle raffolait des éloges, était particulièrement sensible à la flatterie de tout ce qu’elle représentait ; son physique, son style, son charme, son charisme…, bref tout ce qu’elle dégageait avec une maîtrise frôlant la superficialité. La reconnaissance de son talent, de son travail était déjà plus problématique. Malgré l’étalage d’une confiance en elle à toute épreuve, Eriko nourrissait des doutes monstrueux sur ses capacités à être ce qu’elle souhaitait ardemment être : une artiste de la mode. Elle souffrait du syndrome de l’imposteur, elle croyait avoir profité d’opportunités, pensait avoir réussi par chance, voire par ruse, voire par erreur. Elle se projetait usurpatrice et calculatrice, ne méritant pas les lauriers qu’on lui tressait depuis une décennie, ne réalisant pas le travail de titan abattu depuis que, encore sur les bancs de l’école élémentaire, elle avait tracé son chemin sur une feuille de papier.  

 

Je serai artiste. Je serai créatrice. Je serai la mode.  

 

Son écriture déliée, déjà affirmée, avait marqué sa destinée. Aujourd’hui encore, la feuille jaunie et prophétique était un trésor inestimable, elle l’avait gardée précieusement puis encadrée et affichée dans son bureau, chez elle. Le message apposé était plus qu’un rêve, c’était un défi, celui de sa vie, c’était une promesse. Pourquoi donc, alors, ne parvenait-elle pas à se réjouir totalement de ses succès et de la reconnaissance pour son œuvre ? Pourquoi nourrissait-elle de tels doutes concernant son talent ? Cette zone sombre de sa personnalité se terrait au fin fond de sa conscience, bien cachée derrière l’assurance feinte qu’elle arborait en tout temps et en tout lieu. Plutôt mourir que de reconnaître ses faiblesses.  

 

Mais ce que Mick cherchait en la zieutant de la sorte c’était fouiller encore plus profondément que dans ce coin obscur et reculé, il convoitait l’accès à la femme qu’elle était, discerner son cœur, toucher ses émotions intimes, pourquoi pas pénétrer sa boîte noire.  

 

L’un et l’autre n’avaient rien frelaté depuis le début de leurs retrouvailles, contrairement aux habitudes de chacun, ils n’avaient rien distancié, mais Mick pressentait qu’il y avait encore plus à découvrir chez celle qui lui offrait un temps qu’il savait précieux.  

 

Et elle détestait.  

 

Et lui exhibait son objectif sans vergogne aucune, transperçant de ses iris aiguisés le regard réfractaire.  

 

Un sursaut dans l’écrin de ses mains indiqua à Mick comme il indisposait la femme qu’il dévisageait avec avidité. Ses sourcils se relevèrent légèrement mais il ne relâcha ni l’étau de son empoignade, ni l’inquisition de son regard.  

 

— Il est vrai que j’avais pas mal d’idées préconçues te concernant, reconnut-il.  

— Ah oui ? Et lesquelles ? demanda-t-elle en se désespérant de l’enrouement de sa voix, tout en bénissant le retour de la parole.  

— Hum, temporisa-t-il avec jubilation, tu ne devines pas ?  

— Égocentrée, arrogante, dénuée d’altruisme et de bienveillance ? proposa-t-elle en soupirant.  

— Bingo.  

— Que c’est prévisible et facile ! s’échauffa-t-elle avec sarcasme.  

 

Il n’était guère étonnant que l’américain l’ait ainsi cataloguée, ils n’étaient pas proches tous les deux, ne se connaissaient quasiment pas ; mais l’aveu du blond déversa un goût aigre dans la bouche japonaise.  

 

— Oh…Vexée ? devina-t-il.  

— Pppfff, souffla-t-elle en soustrayant son regard et en reportant son attention sur le premier garçon de café qui passait à proximité.  

 

Il éclata d’un rire discret.  

 

— Ah oui, vraiment vexée !  

— Non, juste susceptible, rectifia-t-elle en le baignant d’un regard d’encre.  

— Donc vexée.  

— Disons légèrement froissée.  

— Froissée ? J’adore… vocabulaire de couturier ça !  

— Humour d’américain ça ! répliqua-t-elle du tac au tac.  

 

Mick resserra son étreinte sur les mains graciles dans le dessein d’apaiser sa compagnie.  

 

— Si tu me pensais dépourvue de compassion, pourquoi es-tu venu me voir ? questionna-t-elle avec agressivité en tentant de retirer ses mains.  

 

Bien sûr, il endigua la tentative d’évasion et conserva précieusement les menottes.  

 

— Je ne sais pas exactement, concéda le blond d’une voix grave en affichant son ennui de lui avoir été désagréable. Certainement parce que tu es quelqu’un que j’estime beaucoup. Parce que tu es la plus ancienne amie de Kaori, que tu la connais différemment de nous, que tu connais l’envers de son décor, certaines de ses zones d’ombre. Zones sur lesquelles tu pouvais apporter un éclairage nouveau et c’est ce que tu viens de faire d’ailleurs en me faisant part de ton avis sur ce qui la lie à ce putain de connard qui l’a kidnappée. Parce que tu pouvais avoir une idée de là où elle a trouvé refuge. Parce qu’aussi tu es directe et franche, parce que mes manquements, mes erreurs dans cette affaire allaient t’être insupportables, et que m’incriminer et m’accuser ne te fait pas peur. J’en sais rien exactement Eriko, mais venir te voir m’a paru être la meilleure idée du monde… et laisse-moi te dire que je trouve auprès de toi ce matin bien plus que ce que j’étais venu chercher, bien plus que ce que je n’ai trouvé jusqu’ici… Merci. Simplement merci.  

 

Il saisit plus adroitement les mains émotionnées et, sous les yeux chahutés de stupeur et bouleversés par le récent discours, il porta les doigts à ses lèvres et les baisa respectueusement, sans détacher son regard de celui de la styliste.  

C’est elle qui mit fin à l’échange visuel. Manifestement indisposée par le geste d’une intimité indéniable, Eriko balaya du regard la salle dans laquelle ils se trouvaient afin de vérifier que nul n’avait surpris la démonstration affective malaisante.  

 

Le blond émit un petit rire moqueur et libéra les mains qu’il devinait désormais réticentes.  

 

— Ne me remercie pas, balbutia la brune toujours en prise avec l’émotion, je suis juste sincère.  

— Sincère et disponible, renchérit-il en la couvant de son regard bleu reconnaissant.  

— Oh t’as vu l’heure, s’excusa-t-elle précipitamment en se levant, je dois retourner au magasin, j’ai un travail de dingue aujourd’hui. Merci pour le café Mick.  

 

Quelque peu interloqué par la réaction excessive de la créatrice, il étala un sourire comblé et légèrement espiègle.  

 

— Tu n’aimes pas qu’on pénètre ta bulle, j’me trompe ? questionna-t-il directement.  

 

Ce fut elle cette-fois-ci qui resta coite une seconde, plantée debout devant lui, ne sachant quoi interjeter.  

 

— Il faut savoir Mick Angel, trouva-t-elle à répondre sur la défensive. Tu me crois égoïste et dénuée d’empathie puis là tu me soupçonnes de sensiblerie exacerbée. La réalité est certainement perdue quelque part entre ces deux extrêmes.  

— Ttttt, tu éludes la question, rétorqua l’ancien nettoyeur. Je ne voulais absolument pas dire que tu fais preuve de sensiblerie Eriko, je sous-entendais juste que tu n’aimes pas qu’on perfore l’armure, qu’on s’attaque à ta carapace.  

— Je…, resta-t-elle interdite.  

 

Il se leva d’un bond et s’approcha dangereusement d’elle pour la taquiner davantage.  

 

— Est-ce que ça te dérange si je passe le reste de la matinée avec toi au magasin ? proposa-t-il en la prenant par le bras et en l’entraînant vers l’extérieur. Je n’ai pas vraiment d’engagement aujourd’hui, je suis donc entièrement libre pour toi.  

— C’est que…  

— Je te promets d’être sage et de ne pas sauter sur tes vendeuses. Je pourrais même être utile, tu connais mon goût pour les belles fringues, n’est-ce pas ? Je suis d’excellents conseils en plus, les femmes m’adorent !  

— En fait…  

— Et ce midi, je t’invite à déjeuner. Tu n’avais rien prévu ?  

— Non, admit-elle à contre cœur sans que ne la caresse l’idée de mentir.  

— Ah génial ! gloussa-t-il. Ça va être super sympa !  

 

 

La fin de matinée se déroula dans une effervescence bon enfant. Comme il l’avait proposé, Mick se métamorphosa en vendeur performant et surtout compétent. Les clientes craquaient pour son beau sourire et sa gueule d’ange et suivaient ses conseils que toute une chacune jugea plutôt avisés. L’américain étalait un bagout très apprécié et son œil expert et - il fallait le dire - pervers donc aiguisé comme un katana, servait étonnamment les clientes. Même celles dont le physique était le moins avantagé furent habillées avec l’élégance qui seyait à leur silhouette. Et toutes, absolument toutes, de s’ébahir devant le miroir en découvrant le look que l’employé du jour leur avait créé. Mick Angel célébrait la féminité. Toutes les féminités. Et s’en donnait à cœur joie.  

 

La styliste admira souvent le blond à la dérobée. Lorsqu’il n’était pas en représentation, c’est-à-dire une caricature de dépravé, il n’était pas dénué de qualités ; dont celle éminemment précieuse qu’est la bienveillance. À plusieurs reprises, quand il la surprit en plein délit de matage, il la gratifia de sourires charmeurs et enjôleurs ; ceux-là même qu’il servait à l’envi aux clientes enamourées. Elle quittait alors la scène en levant les yeux au ciel et en maugréant entre ses dents qu’il était vraiment désespérant.  

 

oOo
 

 

— Merci, dit-elle simplement en s’asseyant face à lui dans le petit restaurant où elle déjeunait quasi quotidiennement.  

 

Ils avaient commandé deux bols de ramens.  

 

— Épatant ce que tu as fait ce matin. Je crains que ma clientèle ne veuille plus être conseillée que par toi désormais.  

— Ah, c’était drôle…, j’ai adoré. As-tu déjà pensé à embaucher des hommes ?  

— Oui, évidemment que oui. Un homme peut avoir une relation vraiment différente avec la femme qui vient s’habiller, ou se coiffer, ou se parfumer… en fait avec tout ce qui a trait à l’esthétique ; il porte un œil à la fois plus indulgent mais aussi plus piquant, c’est difficile à qualifier mais il y a incontestablement une relation de séduction qui s’instaure entre vendeur et cliente. Et c’est plutôt positif globalement. Cependant, ça n’a jamais vraiment fonctionné longtemps avec ceux qui sont passés chez moi.  

 

L’ancien nettoyeur haussa les sourcils tandis qu’on disposait deux bols fumant devant eux. Il écoutait attentivement Eriko et avait tendance à interpréter ses paroles dans un contexte plus personnel. De la même manière, il analysait malgré lui les postures de la styliste, ses attitudes, la volonté de distance qu’elle opposait à tous ceux qui gravitaient autour d’elle. Mick avait pu constater comme elle s’évertuait à maintenir une bulle de sécurité autour d’elle, comme elle ne copinait pas avec les personnes qui travaillaient pour elle, comme elle pouvait se montrer rigide dans son relationnel, intransigeante presque. Elle était la patronne et elle ne régnait pas par le charme, c’était le moins que l’on puisse dire. Il aurait pourtant juré le contraire avant de débarquer dans son royaume.  

 

— Tu es candidat ? demanda-t-elle, mi-sérieuse, mi-amusée.  

— Hum, roucoula Mick Angel en se penchant vers elle. C’est une proposition intéressante.  

— Une proposition intéressée, rectifia-elle. Mon chiffre d’affaires a explosé pendant les deux heures où tu as œuvré. Il me faut reconnaître tes talents incontestables de vendeur.  

— Tu m’as trouvé bon, hein ?  

— Excellent, c’est indéniable.  

— Je désespère de me trouver quelque insuffisance ou inaptitude que ce soit, fanfaronna-t-il avec un air à mi-chemin entre l’arrogance et l’auto-dérision. Mais vas-y, vas-y, continue… j’aime qu’on loue mes talents, renchérit-il en bombant le torse. Je suis très sensible à la flatterie, n’hésite pas à me passer de la pommade, c’est très agréable de la part de la grande et exigeante Kitahara.  

— Ai-je une chance de te convaincre de travailler pour moi si je poursuis ? demanda la jeune femme amusée par le jeu.  

— Qui ne tente rien n’a rien, répondit l’américain sur un ton énigmatique. J’imagine en plus que tu excelles en matière de flatterie, je me trompe ?  

— Effectivement, approuva la jeune femme en baissant le buste vers le nettoyeur avec un air conspirateur. La flagornerie n’a aucun secret pour moi, des années d’expérience à graisser la patte de tout ce qui a de l’influence dans mon milieu. C’est devenu ma seconde nature : compliment, génuflexion, hypocrisie. Mais tu dois savoir que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute.  

— Ne t’inquiète pas pour moi, lui répondit-il sur le même ton. J’aime peut-être qu’on m’encense, qu’on chante mes louanges, je peux même paraître un peu nigaud sur les bords mais je suis au niveau zéro de la candeur.  

— Que tu croies blondinet ! persévéra-t-elle dans la plaisanterie. Je suis redoutable dans la manipulation, tu n’y verrais que du feu.  

— Bon sang, j’ai hâte que tu exerces ta virtuosité sur moi Eriko, te voir faire la génuflexion hum… je m’en régale d’avance.  

— Hahaha, rit-elle de bon cœur devant la mine arrogante et néanmoins réjouie de son vis-à-vis. Ne m’imagine pas en position de courtisane surtout, c’est très éloigné de la vérité. Régale-toi avec ces excellents ramens plutôt que de divaguer en terres interdites !  

— Hum… c’est bien dommage, ajouta-t-il en s’attaquant à son plat.  

 

La jeune femme posa un regard indéchiffrable sur l’inénarrable séducteur. Il la distrayait beaucoup, c’était un fait, mais entre jeu et dérapage la frontière pouvait être mince et elle n’avait guère l’habitude de jouer sur ce terrain-là. L’américain avait un talent inné de dragueur. Il pouvait bien sûr être lourd et insupportable, à l’image de son comparse dépravé – elle avait eu d’ailleurs maintes fois l’occasion de les voir dans de ridicules dispositions avec la gent féminine – mais il savait également étaler un charme à la fois élégant et épicé. Oui, épicé ! Le terme était le plus approprié qui soit.  

 

Eriko déglutit. Il était incroyable que Kaori, du haut de son innocence, n’ait pas succombé.  

 

Pour autant, la créatrice devinait les tracas de son ami derrière son cabotinage fallacieux.  

 

— Plus sérieusement Mick, que fais-tu de tes journées, as-tu une activité ?  

 

Il prit le temps de mâcher et d’avaler sa bouchée avant de répondre. Il n’avait pas envie de feindre le bonheur absolu, il fut donc honnête.  

 

— Non, pas vraiment. Dernièrement, j’ai voulu reprendre du service avec Ryô… comme au bon vieux temps tu vois, expliqua-t-il d’un air blasé.  

 

Eriko l’observait attentivement. L’américain lui opposait un facies bien plus grave que durant les minutes précédentes, il avait visiblement renoncé à la comédie et semblait capable de changer de registre en l’espace d’un instant. Le connaître vraiment ne devait pas être aisé.  

 

— Et ? Ça se passe bien ?... Entre vous ?  

 

Un sourire désenchanté élargit la bouche délicatement ourlée.  

 

— Pas vraiment.  

 

La jeune femme eut la désagréable impression de s’aventurer en terrain miné. Mick ne semblait pas très enclin à poursuivre, sa réponse laconique invitait au silence. La bienséance, qu’elle pratiquait au quotidien et dans laquelle elle surclassait toute concurrence, lui soufflait de changer de sujet, d’alléger la conversation. Alors tu viens travailler pour moi ? serait vraiment bienvenu.  

 

— C’est Ryô ? demanda-t-elle en fustigeant sa vilaine curiosité.  

 

Le regard azur balaya le visage de son interlocutrice comme s’il eut souhaité sonder la capacité de la jeune femme à accueillir ses nouvelles confidences. Il était question d’autres de ses faiblesses quand même. Cela faisait peut-être beaucoup pour une seule journée.  

 

— Non, c’est moi.  

— Ah ? ne sut-elle que répondre.  

 

Un rire sans joie, presqu’un soupir, bouleversa le souffle de l’ancien nettoyeur tandis qu’il se penchait un peu au-dessus de la table pour capter toute l’attention de la brune. Elle écarquilla légèrement les yeux, inclina imperceptiblement la tête et se concentra sur l’homme qui s’apprêtait à lui confier l’un de ses secrets.  

 

— Je crois que je ne suis plus bon à rien, dit-il simplement d’une voix caverneuse.  

— Qu’est-ce que tu racontes ? souffla-t-elle de surprise en haussant les épaules.  

 

Le blond lui présenta ses mains gantées.  

 

— La simple réalité… Je n’ai perdu ni mon flair, ni ma vélocité, ni ma force Eriko, mais une arme à la main, je ne vaux plus grand-chose. Il est temps pour moi d’en prendre pleinement conscience et d’en tirer les conséquences.  

— Mick, tu n’exagères pas un peu ?  

— Je suis incapable de tirer correctement. Je mets ma vie et celle de mon coéquipier en danger dès qu’il me faut me servir de mon arme. Je suis devenu maladroit, mes gestes manquent de fluidité, j’ai perdu en sensibilité.  

— Il doit y avoir un moyen d’améliorer les choses, proposa-t-elle alors que l’idée fusait en elle, as-tu consulté un médecin ?  

— Eriko, je vis avec un médecin !  

 

Elle se mordit la lèvre inférieure et se fustigea muettement. Était-elle stupide à ce point ?  

 

— Oui, c’est vrai, je suis bête. Je suis désolée Mick.  

— Ne le sois pas, tu n’y peux rien. Je n’y peux rien non plus. C’est juste que renoncer c’est…  

 

Il se détourna et considéra les personnes qui, attablées autour d’eux, déjeunaient rapidement pour retourner à leurs occupations. Certainement que beaucoup avaient déjà traversé des situations difficiles, peut-être même en vivaient-elles alors qu’il baladait sur eux ses yeux curieux, et pourtant rien ne se lisait sur leur visage concentré et fermé. N’était-ce pas finalement le lot de chacun ? Gérer les écueils de la vie, les accueillir à défaut de les éviter, rebondir, renaître…  

 

— Douloureux ? demanda la jeune femme, attirant de nouveau sur elle l’intérêt américain.  

— Terriblement, confia-t-il après quelques secondes.  

 

La styliste s’était contractée en découvrant ce qu’elle ne pouvait concevoir, l’américain dans l’incapacité d’exercer son métier. Son métier. Un métier ? L’appellation était bien trop usuelle pour définir la profession illicite du blond. Eriko ne l’avait jamais vu à l’ouvrage mais son imagination était suffisamment fertile pour dessiner les contours de ses affaires. Et puis Ryô Saeba exerçait lui aussi le métier de nettoyeur. Kaori également. Eux, elle les avait vu agir en tant que tels et, après avoir admiré leur flamboyance, envié peut-être l’adrénaline de leur quotidien, elle avait pris conscience des dangers encourus. Indissociables de leurs activités. Morte de trouille, son amie guettait le retour de son partenaire après chaque mission. Si souvent Eriko avait assisté à des retrouvailles froides en apparence, mais lourdes de non-dits. Pas d’effusion, pas d’embrassades ni d’accolades mais des regards soulagés et délivrés, des sourires à peine esquissés, des gestes de réconfort parfois, des doigts sur une épaule, la vérification attentive d’une simple écorchure. Combien de blessures d’ailleurs cette indestructible tête brûlée avait-il gravé dans sa chair ? Combien de fois avait-il frôlé la mort ? Et combien de ses amis les plus proches avait-il perdu ?  

 

Mais aussi… il avait du sang sur les mains. Ryô avait ôté la vie purement et simplement à de trop nombreux individus. De cela, Eriko ne pouvait douter ; et tous n’étaient certainement pas des monstres, il serait naïf de le croire. La styliste reporta son attention sur celui qui lui faisait face tandis qu’un frisson désagréable courut le long de son échine. Mick partageait la condition de Saeba, ils avaient fait équipe tous les deux, ils étaient de la même trempe. Lui aussi avait dû tuer. Presser la détente et voir la vie qui s’évanouit. C’était quand même une horrible besogne que celle qu’il avait librement choisie.  

 

— As-tu déjà tué quelqu’un ? questionna-t-elle sans préméditation.  

 

Surpris, l’homme se retourna vers elle et la dévisagea. Il fronça les sourcils pour afficher sa réticence à s’aventurer de ce côté-là de sa réalité, mais ne tenta pas d’éluder.  

 

— Ça m’est arrivé quelques fois, confia-t-il sans nuance. Jamais à mauvais escient.  

— Peut-on tuer quelqu’un à bon escient ? Tu penses ça ?  

 

La voix féminine habituellement chantante et claire était presque inaudible.  

 

— Si je ne le pensais pas Eriko, j’aurais perdu la boule depuis longtemps.  

 

La styliste malaxa ses mains et les cacha entre ses genoux, son regard vint se perdre au même endroit. Un vif sentiment d’être complètement étrangère au monde qu’elle côtoyait de loin l’étreignit de nouveau. Oui, elle était étrangère à ce monde et peut-être était-ce par là qu’il fallait commencer à chercher pour expliquer qu’elle n’avait jamais été complètement intégrée au groupe qu’elle aimait tant.  

 

L’américain n’avait pas dévié le regard et assistait à l’agitation de la styliste, ainsi qu’à sa relative fuite. Lui soustraire ses mains et ses yeux n’était pas anodin. La mine défaite qu’elle lui opposait était très éloignée du sourire de façade qu’elle distribuait toujours. Il ne sut expliquer qu’imaginer ce qu’elle imaginait lui déplut démesurément.  

 

— Ne me réduis pas à ce que tu imagines, interjeta-t-il plus maladroitement qu’il ne l’aurait souhaité, soucieux de rétablir une image positive de lui. Je ne suis pas un monstre…  

— Je sais… je sais, répondit-elle. Je ne crois pas ça.  

— Je veux pourtant confesser que ma carrière a souvent pris des tournures que tu n’aurais pas cautionnées, et je ne suis pas fier de certains de mes actes passés.  

 

Eriko leva brusquement les yeux vers le blond qui crocheta son regard.  

 

— Pourquoi me dire ça ?  

— Va savoir, lança-t-il énigmatique en buvant une gorgée d’eau.  

 

La tension emplissait l’espace entre les deux protagonistes. Il n’eut été aisé pour aucun des deux de qualifier cette tension mais elle était si prégnante qu’ils ne pouvaient la nier.  

 

— Être nettoyeur, est-ce si fondamental pour toi ? demanda-t-elle.  

 

La question le transperça comme une balle l’aurait fait.  

 

— C’est ce que je suis, répondit-il du tac au tac en se frappant la poitrine. Je ne sais rien faire d’autre, je ne veux rien faire d’autre. Comment réagirais-tu si tu te retrouvais dans l’incapacité d’exercer ta passion ?  

 

L’idée même de ne plus évoluer dans son royaume était inconcevable pour la brune hyperactive. La seule évocation d’une déchéance professionnelle suffisait à la rendre malade. Inutile alors de verbaliser son pire cauchemar, la moue plissée qui chassa la lumière de son visage était assez éloquente ; et l’américain accéda à une nouvelle facette cachée de la jeune femme. Ils partageaient visiblement le sentiment de n’être qu’au travers de leur identité professionnelle.  

 

— Je suis vraiment désolée, Mick, prononça-t-elle simplement une fois encore. J’aimerais pouvoir t’aider.  

 

Un sourire complice accueillit sa sincérité, puis le sourire s’effaça progressivement pour laisser place à un regard grave et intense dardé sur elle. Les secondes défilèrent lentement, le temps suspendit sa course infernale et le bruit ambiant leur parvint bientôt en sourdine, leur octroyant une intimité inattendue et malaisante.  

 

— As-tu déjà vu mes mains Eriko ?  

 

La question était stupide. Il savait bien que non.  

 

— Non, bredouilla la jeune femme déstabilisée.  

— Un jour, je te montrerai.  

 

Dans la caboche brune, une brise fraîche soufflait dans une voile fragile, d’un blanc immaculé. Mais le vent s’enhardit et sous son effet, la voile gonfla et reçut une force invisible. Invisible mais irrémédiable. Les amarres tombèrent, arrachées, et l’embarcation quitta son escale. Le regard éperdu, gagné par la buée du grand large, Eriko contemplait celui qui lui proposait une étrange rencontre.  

 

— As-tu un amoureux ? questionna alors l’américain.  

— Euh… quoi ? bredouilla la jeune femme qui regagnait la rive du qui-vive.  

 

Mick Angel prit le temps d’afficher un sourire manipulateur avant de réitérer sa question.  

 

— Je demandais si tu avais un amoureux, Eriko.  

 

En quoi ça te regarde ? eut-elle envie d’aboyer.  

 

— Non, s’entendit-elle avouer. Je n’en ai ni le temps, ni l’envie.  

— Ah, parce qu’il faut du temps et de l’envie pour avoir un amoureux ? persévéra-t-il sur le terrain quelque peu risqué.  

— Ben il me semble que c’est un minimum, non ?  

 

Elle se mordit la lèvre inférieure, pourquoi diable avait-elle ponctué sa réponse d’une question ?  

 

— Je ne sais pas, répondit-il, énigmatique, sans la lâcher du regard.  

 

Elle se précipita sur ses ramens presque froids et en avala quelques cuillères.  

 

— Tu n’en as pas envie ?  

 

Il s’entêtait, le bougre. La styliste macha longuement sa bouchée et l’avala. Elle fronça les sourcils afin de se donner la force et le courage de reprendre le contrôle de la conversation puis posa un regard neutre sur son vis-à-vis.  

 

— Ma priorité absolue c’est ma carrière. Et pour ta gouverne, non, je n’ai pas le temps de m’encombrer d’un de tes congénères et je n’ai aucune envie de partager le peu d’énergie qu’il me reste en fin de journée pour le satisfaire.  

— Oh, laissa-t-il échapper avec surprise. Tu parles bien plus facilement d’amour pour les autres que pour toi-même.  

 

Les paroles concernant Kaori et son kidnappeur, échangées autour du café matinal, lui revenaient en mémoire. La styliste se révélait bien plus romantique avec la pseudo-histoire de son amie que pour celles qu’elle était en mesure de vivre.  

 

— Ta carrière est largement lancée, décida-t-il d’édulcorer son discours, tu es incontournable à Tokyo, au Japon. Ton ambition est louable Eriko, évidemment, mais peut-être aurais-tu davantage à gagner en pensant à autre chose qu’à ton travail.  

— Hum, Mick, le milieu de la mode est bien moins glamour que ce que tu imagines. Je jouis effectivement d’une belle réussite et on reconnaît mon talent, mais si tu regardes plus attentivement l’étiquette qu’on m’a collée sur le front, tu y liras « prêt-à-porter », et non pas « haute couture ». Toi-même y as fait allusion ce matin. Je suis styliste, je ne suis pas couturier.  

— Je ne comprends pas, baragouina l’américain qui comprenait pourtant très bien.  

— On habille les femmes… mais c’est un monde d’hommes, poursuivit Eriko sans dissimuler son amertume. Et il y a autant de différences entre une cuisinière et un grand-chef en cuisine, qu’entre une styliste de prêt-à-porter – ce que je suis – et un grand couturier de haute-couture. Et oui, être couturier, c’est être roi, être couturière, c’est être manante. Aujourd’hui Mick, je n’ai pas atteint mon graal. Je suis et reste cantonnée à la seconde marche du podium. Je suis une femme. Je suis une lionne, certes, mais il me faudrait être dragon pour gravir le dernier échelon.  

 

Le nettoyeur écoutait et contemplait la brune au carré plongeant impeccable. Son intonation, ses expressions, ses attitudes, tout criait comme la situation lui était terriblement injuste et insupportable.  

 

— Qu’aimerais-tu être ?  

— Dans mon rêve ? intégrer une maison de haute-couture. Je rêve de Paris Mick, avoua-t-elle le feu aux joues.  

 

Ils échangèrent un regard lourd de sens et le silence une nouvelle fois les ceignit d’une complicité chaleureuse.  

 

— Pour le moment, je brigue la branche prêt-à-porter de la maison Saint-Laurent. Connais-tu ?  

— Évidemment, murmura-t-il.  

— Je suis en lice. Si je franchis le cap, j’aurais un pied dans une demeure au prestige sans égal. Je ferais mes preuves, je m’imposerais au nez et à la barbe de ces messieurs. Je deviendrais Reine.  

 

Elle prit une inspiration profonde et dénoua ses épaules pour bomber le torse. Ainsi gonflée de vanité et d’ambition, elle étalait une superbe tout autant fascinante qu’effrayante.  

 

— N’est-il pas plus prestigieux de servir et d’embellir les petits plutôt que d’intensifier plus encore le luxe ostentatoire des grands de ce monde ?  

— Je me fiche des concepts de générosité dans ce domaine, avoua sans sourciller la jeune femme. Je ne possède pas l’altruisme d’une Kaori ou la philanthropie d’un Doc ou d’une Kazue. Certainement d’ailleurs devrait-on me blâmer pour les choix qui sont les miens, mais je me fiche de ça. Mick, je veux être acclamée, je veux créer le beau. Mieux encore, je veux que mon beau devienne la référence du Beau.  

 

Il restait suspendu aux lèvres décidément captivantes.  

 

— Alors tu comprendras qu’un amoureux n’est pas à l’ordre du jour.  

 

Mick Angel ne put réprimer le sourire moqueur qui étira ses lèvres et son sourire fit éclore une moue vexée sur la bouche délicieusement ourlée qui lui faisait face.  

 

— Certainement, mentit-il très mal. C’est un sacrifice que je ne cautionne pas mais que je peux comprendre.  

— Je ne sacrifie rien.  

 

Une nouvelle fois, il l’observa attentivement. L’expression d’une neutralité travaillée, renforcée par la pause altière de son cou, la légère inclinaison de son buste vers l’extérieur de la table… toutes ses attitudes indiquaient comme elle avait foi en ce qu’elle avançait mais aussi comme le sujet de conversation l’indisposait. Pourquoi, lui, voulait-il persévérer ?  

 

— Es-tu déjà tombée amoureuse ? interrogea-t-il sans nuance, insinuant pour elle une méconnaissance du sujet amoureux.  

 

Eriko le fusilla du regard.  

 

— Je ne suis pas Kaori. Je n’attends pas le grand amour en me réservant pour lui.  

 

Les pupilles américaines se dilatèrent. Il n’y avait pas à dire, cette femme le troublait dans une intensité inédite. Mick ne pouvait qualifier les maints intérêts qu’il nourrissait pour les réponses que la jeune styliste daignait lui servir, pourtant très évasives, mais il n’ignorait rien de l’émotion qui s’allumait en lui depuis leurs retrouvailles du matin. Retrouvailles qui prenaient des accents de trouvaille !  

 

Elle lui plaisait. Démesurément, elle lui plaisait.  

 

La sagesse voulait qu’il combatte l’attirance inexplicable tout comme ces anciennes et détestables manies qui lui avaient valu sa réputation de tombeur et qui, là, se réveillaient et se rappelaient douloureusement à son cerveau de mâle. Au premier lieu de celles-ci, le besoin de plaire.  

 

L’envie de lui plaire.  

 

— Je ne parlais pas de grand amour, clarifia-t-il, juste tomber amoureuse.  

 

La jeune femme ricana.  

 

— Et toi Mick, as-tu déjà connu le grand amour ? pirouetta-t-elle avec malice, désappointant le beau specimen qui tentait de la déstabiliser.  

— Euh… je ne suis pas sûr, répondit-il trop hâtivement.  

 

Le rire frais et triomphant, sans toutefois être tapageur, tinta délicieusement aux oreilles masculines. Et Mick d’octroyer un petit sourire vaincu.  

 

— Avec Kaori ou avec Kazue ? insista-t-elle.  

— Comment oses-tu ? éluda-t-il.  

— Sujet sensible ?  

— Je te croyais bien plus pondérée et délicate que ça, tenta-t-il de retourner la situation en affichant une déception feinte.  

 

Eriko resta coite une seconde avant de fronder à nouveau.  

 

— Je me hisse à ton niveau, que veux-tu ? Et puis le sujet m’intéresse.  

— Ah oui ? murmura-t-il en se penchant vers elle. Et pourquoi donc ?  

— Désespérante curiosité féminine, ironisa-t-elle en haussant les épaules. Tu sais, tout ce qui nous échappe nous fascine.  

— Ravi de voir que je te fascine.  

— Je ne parlais pas de toi.  

— De ma situation amoureuse, c’est la même chose.  

— Mauvais joueur ! s’offusqua la japonaise en se redressant. Tu as commencé, je ne fais que patauger dans la même boue que toi. Tu vois que ce n’est pas plaisant.  

— Je m’intéressais sincèrement à ton cœur Eriko, reconnut Mick Angel avec honnêteté.  

 

L’accent de sa voix toucha la jeune femme qui afficha son trouble. Les joues coquelicot, elle répliqua :  

 

— Je m’intéresse aussi sincèrement au tien.  

 

Quelques secondes s’égrenèrent dans un silence respectueux et les deux jeunes gens se jaugèrent d’un regard ambigu.  

 

— J’ai été très amoureux de Kaori.  

 

Les mots étaient simples et déflagrèrent l’atmosphère qui se nouait autour d’eux.  

 

— Je pense que je le savais, interjeta-t-elle simplement. Je suis désolée…  

— Je suis guéri désormais.  

— Je pense que je le savais aussi, ajouta Eriko dans un sourire compréhensif.  

 

Elle évoquait Kazue et Mick avait saisi l’allusion. Il fronça des sourcils équivoques et ne relâcha pas les yeux de sa compagne de la journée. Quel message crypté désirait-il lui faire passer en agissant ainsi ? Il n’en connaissait hélas pas le code lui-même. Il laissait son subconscient s’exprimer, il abandonnait parades et boniments, souhaitant seulement créer un chemin, tendre un fil ténu entre leurs deux sensibilités.  

 

Mais elle refusa. Aussi nettement qu’on tranche un lien d’un coup de lame affûtée, elle repoussa la tentative d’approche par une bête soustraction de son regard. L’effet sur l’estomac du blond fut désastreux. Un nœud de contrariété se nicha dans le creux de son ventre, un autre dans sa gorge. Ses mains tremblèrent. Il en fut stupéfait et une étrange incompréhension le gagna, aussi inconfortable que déroutante.  

 

— Alors, brisa-t-il soudain le silence, après un temps de réflexion nécessaire à son émergence, quel est le programme de cet après-midi ?  

 

Eriko tourna vers lui une mine surprise et amusée.  

 

— Je ne suis pas au magasin cet après-midi. Je suis en atelier.  

— Tu crées ? murmura-t-il les yeux brillants d’excitation.  

— Oui, je crée.  

— Wouah, je rêve de voir ça !  

 

Les lèvres rouges se pincèrent de défiance.  

 

— Je serai invisible, promit-il.  

— Tu peux garder ton sérieux devant une beauté que j’habille et déshabille sans arrêt et qui sera à moitié-nue les trois quarts du temps ?  

— Je serai… comment dire… enthousiaste, ça c’est sûr, mais je ne ferai pas de bêtise, jura-t-il la main sur le cœur, une adorable bouille de petit garçon innocent en étendard.  

 

Elle soupira, il était irrésistible.  

 

 

oOo
 

 

L’après-midi passa incroyablement vite.  

 

Dans un atelier de confection situé au dernier étage d’une bâtisse baignée de lumière, le spectacle était extraordinaire. La créatrice avait purement et simplement supplanté la styliste. La métamorphose n’était pas que mentale, elle était également physique. Pour commencer, Eriko avait troqué sa robe impeccablement ajustée contre une large chemise blanche et un jean coupe boyfriend, ses escarpins contre une vieille paire de baskets blanches et relativement défraîchies ; elle avait chaussé des lunettes à la monture écaille qui lui donnait un air mi-sévère, mi-intello. Ses cheveux avaient perdu par on ne sait quelle loi physique le bénéfice d’un brushing pourtant compétent et s’affichaient rétifs à la main que la jeune femme passait régulièrement et machinalement dans leur épaisseur. Le nettoyeur américain suivait avec application le ballet qui se jouait sous ses yeux. Un jeune modèle à la plastique plus que parfaite était juché sur une estrade de bois au milieu de la pièce, en sous-vêtements couleur crème et s’abandonnait aux délires des trois papillons virevoltant autour d’elle.  

 

En plus d’Eriko qui tenait le rôle de maître de cérémonie, deux autres personnages s’activaient dans une chorégraphie fascinante. Il y avait d’abord une centenaire, ou presque, une dame à la face ronde et fripée comme une pomme oubliée de longues semaines dans la corbeille à fruits. Son rôle était loin d’être anodin, Mick le comprit rapidement. Pour la première fois de la journée, il vit Eriko se comporter avec un égard respectueux pour une personne. La petite dame qui devait culminer à un mètre quarante, un peu voûtée, les cheveux gris réunis en un chignon antique au-dessus de la tête, avait une panoplie de couturière qui n’était pas sans rappeler l’accoutrement des super-héros sévissant pendant les années quatre-vingts. Mick se serait volontiers gaussé s’il n’avait saisi le rôle essentiel de la vielle dame en ce lieu. Elle piquait une quantité invraisemblable d’aiguilles dans les tissus qu’Eriko enroulait autour de son modèle de chair. Elle parfaisait un drapé, elle cintrait davantage ou au contraire relâchait l’étreinte trop étroite sur le corps de déesse, elle raccourcissait la robe, jouait des ciseaux ou harmonisait des accessoires. Lorsqu’elle désapprouvait une proposition, l’américain discernait un pli au coin des lèvres boudeuses de l’ancêtre. Et la créatrice, aux aguets de ses réactions, ne discutait pas ; elle abandonnait purement et simplement l’idée que, lui, avait pourtant jugée bonne.  

 

L’autre acteur de la scène était un homme d’une trentaine d’années environ. D’une élégance empesée, mais dégageant un certain charme, une distinction, une préciosité presque, cependant étonnamment délicate. Il avait accueilli avec une réticence non dissimulée la présence du nettoyeur dans l’antre de création de sa patronne. À de nombreuses reprises, il lui avait lancé des œillades agressives. Mick Angel lui avait répondu par un large sourire éclatant, insinuant qu’il n’était pas contre un peu de rivalité, un combat de coqs n’était pas pour lui déplaire. Il ne reçut qu’un haussement hautain d’épaules pour toute réponse.  

L’homme, prénommé Ken, prenait des notes, beaucoup de notes, tournait autour du modèle et proposait des changements, de tissus, d’imprimé, d’effets ; il proposait également des déclinaisons, comme si chaque création pouvait revêtir de multiples formes, de multiples coupes, avoir des vocations diverses ; tantôt une veste, tantôt un blazer, tantôt un blouson ; tantôt robe, jupe, cafetan. Il évoquait offre et demande, parlait tendance, sortait des statistiques. Mick devina que Ken s’occupait davantage du côté commercial, de stratégie commerciale plus précisément. Cependant, il n’était pas exempt de qualités créatives et il encensait la cliente, le fameux elle qui ponctuait toutes ses phrases avec un respect démesuré. Et son avis était écouté attentivement par les deux femmes qui, sans piper mot, tenaient globalement compte de ses exigences.  

 

Dès son arrivée, Eriko avait placé son invité en périphérie de l’action. Le cul sur une chaise contre le mur du fond, jambes croisées, regard aiguisé mais condamné au silence, le blond se contentait d’observer, d’analyser, d’interpréter.  

 

De longues et innombrables minutes, il admira, bouche bée, yeux écarquillés, cœur bondissant, les formes longues et fines de la belle Rina. Ses yeux immenses s’étaient posés sur lui, avec une attention lourde de sens, sa bouche insolemment ourlée avait esquissé un sourire destiné à éveiller son intérêt. Une invitation. Il ne pouvait en être autrement pour l’expérimenté en séduction à l’affût de ce genre d’opportunité. Incantations au Dieu Mokkori furent muettement psalmodiées, le nettoyeur dut en effet mobiliser tout le sang-froid qui ne le caractérisait pas pour parvenir à museler le loup tapi en lui. Canidé euphorisé qui l’incitait à bondir sur l’occasion. Le loup tapait du pied, hurlait à la mort, avait les yeux qui lui sortaient de la tête, la langue qui se déroulait à ses pieds.  

 

Ferme la bouche ! avait grondé la brune en se plantant devant lui pour lui ravir des yeux l’image de luxure absolue.  

 

Cela eut l’effet d’une douche froide. Il glapit de brèves excuses et jura qu’on ne l’y reprendrait plus.  

 

Ensuite, étonnamment, il n’eut plus à faire face à la tentation. L’énergie d’Eriko, l’inspiration vibrante dont elle semblait foudroyée, la beauté des tenues qui naissaient comme par magie sur le corps parfait de Rina, la complicité des trois comparses confinant à une synergie miraculeuse, rendaient le tableau ensorcelant. Et Mick se laissa transporter dans un monde fascinant dont il ignorait les codes. Il réalisa alors comme il était incroyablement chanceux d’assister à cela. Profane privilégié.  

 

Les heures défilaient dans un doux murmure de bonheur volé à la férocité du destin.  

 

— Je vais acheter de quoi dîner, murmura-t-il à l’oreille de la créatrice sous le regard désapprobateur de Ken.  

— Pardon ? s’exclama-t-elle, surprise.  

— Il est déjà tard et je veux te préparer un petit dîner sympa donc je vais faire des courses.  

— Ah ?  

 

L’air embarrassé qu’Eriko lui opposa fit sourire Mick et il décida de s’expliquer.  

 

— Il serait dommage de nous séparer lorsque tu auras fini ta journée de travail. Invite-moi chez toi et je m’occupe du repas, proposa-t-il sans farder ses intentions.  

— C’est que…, hésita-t-elle. On ne t’attend pas ?  

— Tu habites loin ?  

— Non…  

— Alors c’est parfait. Je repasse tout à l’heure.  

 

Il allait disparaître mais fit volte-face pour une dernière question :  

 

— Tu aimes le vin français, n’est-ce pas ?  

— Oui…  

 

 

oOo
 

 

Sur la route qui menait à l’appartement d’Eriko ils marchaient côte à côte, silencieusement. Mick réalisa comme il avait peu fumé dans la journée, l’envie de nicotine lui brûlait les doigts, sa langue et ses lèvres appelaient à goûter le feu de l’addiction. C’était un désir presque charnel qui naissait dans son ventre, une pulsion délicieusement douloureuse. Il osa un regard à sa droite. Eriko. Elle avait l’air absente, perdue dans des pensées auxquelles il n’avait pas accès et qui frangeaient son front d’une profonde et soucieuse réflexion. Une nouvelle frustration éclot en lui, telle une bulle de savon qui explose, celle d’avoir accès aux pensées secrètes de la styliste. Mick serra les dents de contrariété – rien n’était possible – mais il persévéra dans la contemplation de sa magnétique voisine. Le rythme de la marche soulevait la masse brune de ses cheveux à chaque pas, ses yeux semblaient fixés sur un objet invisible et immobile situé à des années-lumière devant elle, captant toute son attention.  

 

Elle est ailleurs.  

 

L’américain baissa le regard sur la silhouette tout entière, Eriko avait revêtu une nouvelle tenue, une jupe plissée claire et un top dans les tons verts. Elle avait abandonné jeans et lunettes, elle avait rechaussé un masque. Oui, cette femme enfilait les tenues comme d’autres se griment ou se déguisent, elle endossait des rôles, successivement. Mick pouvait énumérer les différents visages de sa journée comme autant de couleurs qui avaient enluminé ses sombres iris, des parfums sur sa peau, exhalaisons légères et mystérieuses qu’il avait réussi à déceler au détour d’expressions, d’attitudes... Cette pensée lui arracha un sourire crispé, quasi-désabusé. Voilà qu’il virait romantique, c’était pitoyable !  

 

Alors que la réflexion jaillissait, Eriko obliqua le regard vers lui et laissa transparaître sa surprise – mais aussi son malaise – à rencontrer le cérulé de ses yeux. Mick était pris en flagrant délit de matage. Elle ne fuit pas pour autant l’échange visuel. L’un et l’autre persistèrent au contraire dans la complicité et prirent conscience de leur audace réciproque.  

 

— Que vas-tu nous préparer ? interrogea-t-elle, brisant silence et trouble dans le même instant.  

— Hum… sois patiente, tu le découvriras bientôt.  

— Il est rare que je dîne, confia-t-elle. Tu ne vas pas cuisiner un chili con carne, rassure-moi.  

 

Il gloussa de rire et secoua sa caboche d’incrédulité.  

 

— Promis je ne porterai pas atteinte à ta ligne.  

— Dis-donc, tu promets beaucoup aujourd’hui, non ? railla-t-elle gentiment, se remémorant les engagements pris par l’américain et qui concernaient pour la plupart ses vilains travers.  

 

Le nouveau regard dont il la couvrit fut tout autant indéchiffrable que les précédents.  

 

— Et elle n’est pas encore fini cette journée ! Ça aussi, c’est une promesse, déclama-t-il d’un ton faussement énigmatique accompagné d’un clin d’œil malicieux.  

— Arrête, tu m’fais peur, renchérit Eriko avec la même intonation.  

 

Peut-être quand même avait-elle un tout petit peu peur…  

 

Avec une curiosité gourmande, il inspecta minutieusement la pièce principale de l’appartement d’Eriko Kitahara, s’extasia devant la décoration très design, épurée, sobre, et flatta le goût sans fausse note de la propriétaire. La cuisine en particulier l’enthousiasma, aménagement et multiples rangements emportèrent son adhésion pleine et entière, surtout les trésors qu’ils recelaient. Bien que piètre cuisinière, Eriko aimait posséder les ustensiles incontournables, de qualité, qui lui auraient permis de progresser dans le domaine ardu où sa meilleure amie Kaori excellait : la préparation de bons petits plats. Mick et elle sourirent à l’évocation de l’absente et à l’incapacité de la styliste à cuire ne serait-ce que des œufs. L’ambiance était détendue et chacun se plut à profiter du moment présent, sans conscience de la férocité du destin qui les guettait.  

 

Mick avait mis la bouteille de vin au congélateur. Il aimait le vin blanc frappé, avait-il argué lorsqu’Eriko lui avait fait part de son scepticisme. Puis il sortit tous les ingrédients nécessaires à la préparation du dîner. La brune haussa les sourcils en contemplant les mets qui s’étalaient sur son plan de travail : poisson, radis, grenade, lait de coco, citrons verts, betteraves crues, oignons rouges…  

 

— Ceviche de bar, annonça fièrement l’américain en lui adressant un sourire vainqueur.  

— Wouah, ne sut-elle que dire en prenant place sur un tabouret autour de l’îlot central.  

 

Le visage soutenu par ses mains croisées sous le menton, la japonaise suivit avec attention la préparation de la recette. Elle admira la levée des filets, frissonna lorsqu’il joua de la mandoline, goûta la sauce relevée en y trempant un doigt frauduleux, se fit vertement recevoir.  

 

— Goûte plutôt un radis et laisse-moi finir ma préparation, proposa l’ancien nettoyeur en tendant le légume rouge et blanc.  

 

La styliste observa l’offrande avec circonspection et les secondes écoulées tandis qu’elle se décidait imprimèrent une tension sensuelle au geste qu’elle accomplit. Le buste penché, elle ouvrit la bouche et vint croquer le radis à même la main du tentateur. Il est une scène biblique qui s’imposa aux deux consciences, il était question de pomme, d’un couple et de péché originel. Point de culpabilité cependant pour aucun d’eux, l’américain considéra d’un air rêveur la petite queue verte restée entre ses doigts et la japonaise, elle, savoura la racine délicieuse sans cacher son plaisir.  

 

— Il pique, j’adore, murmura-t-elle.  

 

Mick la fixa alors intensément.  

 

— Moi aussi, j’aime quand ça pique.  

 

D’abord interloquée, Eriko explosa bientôt d’un rire conquis et communicatif.  

 

— Bon sang que c’est tendancieux ce qu’on fait et dit !  

— Le fait de rire comme ça gomme tout le côté tendancieux, je te rassure, répliqua-t-il en riant lui aussi aux éclats.  

 

Après avoir recouvré ses esprits, il continua les préparatifs du repas sous le regard ébloui de son hôte.  

 

— Tu es très impressionnant Mick Angel, reprit-elle sérieusement.  

— Ah bon ? s’étonna-t-il en relevant les yeux.  

— Y a-t-il un domaine où tu n’es pas doué ? entama-t-elle ingénument. Je te sais nettoyeur redoutable, je t’ai vu vendeur formidable, fieffé négociateur même, je te devine séducteur irrésistible malgré tes manières rustres.  

— Puis-je objecter sur ce point précis ? plaisanta-t-il en levant la main. J’étais plutôt d’accord jusque-là mais…  

— Non ! le réduisit-elle au silence. Laisse-moi finir, voyons ! Et en plus de tout le reste, tu sais cuisiner.  

— Attends de goûter avant de tirer des conclusions hâtives. Tu vas peut-être trouver ça mauvais.  

— Oh je suis convaincue que ce que tu fais est délicieux.  

— Je vois que tu m’as parfaitement jaugé, fanfaronna le blond qui dut se retenir de rebondir sur les dernières paroles. Mais laisse-moi tout de même répondre à ta question fondamentale…  

 

Il se pencha à son oreille et murmura sur le ton de la confidence.  

 

— Non, il n’y a aucun domaine où je ne suis pas doué.  

 

Et tandis qu’il reprenait de la hauteur pour contempler l’effet de son aveu, il rencontra les yeux désabusés de sa compagnie ; yeux qu’elle leva au ciel.  

 

— Tu es aussi irrécupérable ! Je nous sers un verre ? proposa-t-elle.  

— Avec plaisir… abonda-t-il malgré le désappointement causé par l’absence de réaction d’Eriko.  

 

Le liquide des dieux, un vin blanc minéral, sec et floral emplit les deux verres immenses choisis pour l’occasion.  

 

— Bourgogne, Saint-Véran, énonça-t-il avec solennité.  

— J’avoue ne rien y connaître mais… il sent divinement bon, bredouilla-t-elle alors que son nez découvrait le bouquet aromatique aux notes de fruits et de fleurs.  

 

Il l’avait cru avertie en matière de vins, ce n’était pas le cas. Elle était surprenante. Absorbée par la découverte du liquide jaune paille qu’elle humait et observait au travers de son verre, comme une enfant devant un nouveau jouet, Eriko ne prit pas conscience d’être attentivement analysée.  

 

Ce soir, elle avait des manières… indéfinissables. Les mots innocence et candeur et confiance s’auto-suggérèrent mais Mick les rejeta d’un revers de pensée. C’était autre chose, c’était indescriptible… C’était impénétrable. Petit à petit, les défenses féminines cédaient, les masques tombaient pour laisser entrevoir la femme. La femme déshabillée de ses manières de princesse, la femme qui ne se cache derrière aucun rôle social, la femme qui n’attend rien sinon passer un moment agréable en agréable compagnie, la femme qui ne calcule pas, qui abandonne qui-vive et méfiance.  

 

Qu’en était-il de lui ? Il était ce soir assailli d’inavouables envies.  

 

— À quoi trinquons-nous ? À Kaori ? proposa Eriko en levant son verre.  

— À cette journée ? court-circuita l’américain. À notre rencontre ?  

 

Elle rosit légèrement mais acquiesça et vint faire tinter son verre contre le sien.  

 

À notre rencontre.  

 

Dans la bonne humeur, ils dégustèrent le ceviche de bar, attablés autour de l’îlot central de la cuisine. Les qualités culinaires du blond furent encensées comme il se doit, le plat était juste amazing. Il fit mine d’ailleurs de s’offusquer devant la recrudescence des amazing psalmodiés par Eriko, et crut détecter une vicieuse ironie à tous les compliments versés. Ils rirent beaucoup ce soir-là. La bouteille de vin fut vidée promptement.  

 

C’est avec un soupir d’aise que la styliste s’installa dans le canapé blanc de son salon, après avoir déposé sur la table basse le plateau sur lequel trônaient deux cafés fumants. Le nettoyeur prit place à ses côtés, cala confortablement son dos puis s’étira paresseusement à la manière d’un chat ; pas de lassitude non, tout au contraire, un bien-être, une paix de l’esprit creusaient un sillon inaltérable et son cœur de s’apaiser.  

 

— Quelle journée incroyable ! lâcha-t-il alors qu’il contemplait les cafés et en appréciait l’odeur suave.  

 

Il se tourna vers Eriko et lui offrit un sourire comblé. En miroir, elle le gratifia d’un non moins éblouissant sourire.  

 

— Tu vas mieux ?  

 

La question était simple et directe mais l’homme ne sut quoi répondre. Seuls ses yeux s’arrondirent et sa glotte se contracta dans son gosier. Il lui semblait difficile, voire impossible, de formuler la complexité des sentiments qui l’étreignaient à cette heure avancée de la soirée. Quelle heure était-il d’ailleurs ? Il osa un regard vers sa montre. Vingt-trois heures quarante.  

 

— Bois, ton café va refroidir, se formalisa la styliste avec une soudaine distance, visiblement vexée par le geste réflexe de son ami.  

 

Ou peut-être était-ce son incapacité à répondre. Elle plongea ses lèvres dans le café chaud.  

 

— Ne te méprends pas Eriko, osa le blond après quelques instants d’incommodant silence. La journée incroyable dont je parle dépasse largement les sujets qui m’ont poussé à venir te voir ce matin. Beaucoup de mes craintes se sont envolées même si je reconnais être toujours très inquiet pour Kaori. J’aimerais savoir où elle se trouve et comment elle va… mais je suis apaisé et c’est grâce à toi…  

 

Joie mêlée de fierté illumina les iris sombres de la jeune femme.  

 

— Moi aussi je reste inquiète pour elle mais je me sens moins seule et je comprends mieux la situation. J’ai gagné autant que toi aujourd’hui.  

 

Elle se détourna et but quelques gorgées du breuvage noir comme la nuit, elle devait reconnaître se démener dans un brouillard épais et impénétrable depuis quelques minutes. Le regard lourd de son voisin toujours fixé sur elle n’allégeait pas la tension dont elle prenait conscience petit à petit. Tension certainement exacerbée par leur prochaine séparation.  

 

— Cependant, reprit Mick de sa voix la plus grave, lorsque je parlais de journée incroyable, ce n’est pas exactement à cela que je faisais allusion.  

— Ah… ? ne sut-elle qu’interjeter.  

— Eriko, murmura-t-il pour emporter toute sa concentration, je suis absolument ravi de t’avoir rencontrée aujourd’hui !  

 

Elle se mit à rire nerveusement.  

L’américain, quant à lui, demeura impavide, se contentant de l’observer, de s’imprégner de tout ce qu’elle rayonnait. Il voyait l’indisposition de son amie, réalisait comme le feu du destin venait de s’allumer entre eux, comme elle le réalisait tout autant que lui, comme elle en était bouleversée ; et son bouleversement s’étalait sur ses joues rosies, dans l’humidité de ses yeux, dans l’inconstance de son souffle, dans l’hésitation de ses mains. Certainement la sagesse aurait-elle dû l’enjoindre à temporiser, à prendre le temps, à analyser l’émoi inédit. Oui, inédit. Et l’inédit avait ce goût délicieux d’urgence, parvenait à corrompre intelligence, prudence, altérait le jugement, précipitait l’achèvement. Alors le vent souffla sur les flammes et le brasier devint incendie. Mick perdit conscience de ses gestes, Eriko fut gagnée d’une étrange catatonie, elle ne résista pas lorsque les mains gantées, autoritaires, la délestèrent de sa tasse de café, ne tenta pas un mot quand elle vit, cœur au bord des lèvres, que Mick la posait sur la table basse. Le temps prenait son temps, c’était horriblement lent, monstrueusement ralenti, le silence autour d’eux tissait un cocon métamorphe.  

 

Lorsqu’il la regarda à nouveau, l’azur de son regard emplit l’univers existant. Elle maudit l’indolence de ses mains échouées sur ses genoux. Elle ne protesta pas le moins du monde quand la paume chaleureuse s’appropria la fierté de sa joue et força l’impétuosité de ses yeux à se soumettre à son propriétaire. L’ancien nettoyeur se voulait maître et le rôle lui échoyait naturellement, sans qu’elle ne livre bataille. Pauvre d’elle ! Dès que les sourcils blonds se froncèrent, annonçant que les paupières tiraient le voile, les lèvres désormais déparées de rouge anticipèrent le prochain contact. Mick allait l’embrasser. La distance entre leurs bouches fondait peu à peu, inexorablement elle s’amenuisait. Bientôt, leurs souffles ne firent qu’un. Le cœur de la brune résonna jusque dans ses tempes et ses lèvres s’entrouvrirent. Eriko fustigea la faiblesse dont il ne pouvait douter. Assurément, même privé du sens de la vue, l’américain percevait les remparts qu’elle avait cru inaltérables s’effondrer sous son maigre assaut.  

 

Tandis qu’il touchait au graal, la voix brisée d’Eriko résonna dans l’appartement.  

 

— Non.  

 

Il lui avait fallu réunir tout ce qui lui restait de bon sens pour s’élever contre ce qu’elle convoitait au moins autant que lui.  

 

Les paupières s’ouvrirent dans l’immédiat, laissant apparaître des iris troublés par le moment fantasmé et avorté. Frustration et renonciation tournoyaient dans les nuances indigo qu’il lui opposait. L’approche s’était figée à un micron de la rencontre et Eriko se trouvait au premier rang pour assister au spectacle.  

 

— On ne peut pas, voulut-elle expliquer.  

 

Le front blond se plissa de contrariété.  

 

— Je sais, murmura-t-il.  

 

La créatrice ressentait un profond malaise, l’homme qui avait bien failli l’embrasser n’en démordait pas de rester dans une périphérie de cinq millimètres de son souffle et la proximité était plus qu’embarrassante. Elle ne doutait pas d’ailleurs de la chaleur qui embrasait ses joues, mais ce brasier lui semblait un million de fois moins violent que celui qui consumait son cœur.  

 

— Ne crois pas qu’il faille me récompenser pour quoi que ce soit Mick, se hasarda-t-elle en parade, faute d’une meilleure inspiration. Je ne suis pas une cliente ou un indic qu’il te faut rétribuer.  

 

Interloqué, le mis en cause resta coi quelques secondes avant de décocher le sourire le plus enjôleur de sa collection.  

 

— Eriko, murmura-t-il doucement en osant poursuivre la caresse de sa main sur la joue dont la couleur trahissait l’émotion, comment ai-je pu passer à côté de toi si longtemps ?  

 

Le reste de la soirée, le départ de l’américain, les quelques excuses qu’il bredouilla, les maladresses d’Eriko, infichue d’emprunter la posture adéquate, n’ont pas d’importance dans ce récit. Lorsque Mick Angel rentra chez lui, il trouva sa compagne endormie dans leur lit. Longuement, il resta posté à l’entrée de leur chambre à la regarder dormir. Il ne put endiguer la grimace qui conquit l’ourlet de ses lèvres alors qu’une certitude le gagnait. Il allait quitter Kazue.  

 

 

 

 

 

 

 

***Note de l'auteur***  

 

Bon, le prochain chapitre signera peut-être la fin de cette partie. "peut-être" car je redoute qu'il me faille deux chapitres. Pour la première fois depuis le début, j'ai envie de faire une entorse à mon plan initial. je vais devoir relire quelques chapitres attentivement pour vérifier la cohérence puis me mettre au travail. J'ai bien envie d'un peu d'action en fait! A bientôt!  

 

 

 

 

 


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